Pour une nouvelle sécurité sociale

Écrit par Louis Calisti

Présentation

En septembre 1981, Louis Calisti, alors président de la Fédération nationale des mutuelles de travailleurs, défendait une conception généreuse de la sécurité sociale. Non pas au sens où l’un (l’État) devrait garantir à tous une protection contre les aléas de la vie, mais au sens où la solidarité citoyenne, au sein des organismes gestionnaires de la sécurité sociale comme au sein des mutuelles, devrait permettre à l’assuré social de s’entendre avec son prochain et avec tous pour organiser la protection collective de chacun.

D’hier à aujourd’hui, le contraste est saisissant : hier, il paraissait encore possible de défendre une protection sociale au plus haut niveau, et inconcevable de la réduire à une protection minimum, que les organismes privés à but lucratif devraient compenser ; aujourd’hui, il paraît inconcevable de ne pas se contenter d’une protection collective minimum, et souhaitable de laisser chaque individu faire appel à l’initiative commerciale privée.

L’Institut Polanyi remercie la société coopérative de la Vie mutualiste (CVM) de l’autoriser à publier ce texte en ligne.

Le texte

L’institution de la sécurité sociale, telle qu’elle a été conçue et mise en place à la Libération, a dû subir de rudes assauts au cours de ces vingt dernières années, le coup le plus dur ayant été porté en 1967, par voie d’ordonnance. Sa gestion était alors confiée au patronat, les structures profondément modifiées, les prestations réduites. Seul, l’attachement de l’immense majorité des salariés à leur régime de sécurité sociale a empêché des atteintes encore plus fondamentales, telles que la réduction de la protection sociale obligatoire à un régime minimum, laissant l’essentiel à l’initiative privée, notamment à but lucratif. Il ne fait de doute par personne que cette longue lutte a été aussi l’un des facteurs déterminants qui a favorisé la venue d’une majorité nouvelle, d’un nouveau gouvernement, composés des forces qui avaient soutenu cette résistance. Aujourd’hui, la réforme de l’institution est à l’ordre du jour. La mutualité des travailleurs a été l’une des forces les plus actives dans cette grande et longue lutte nationale pour défendre, reconquérir et réformer la sécurité sociale. C’est sans doute pour cela que, dès avril 1979, elle présentait des propositions pour une nouvelle sécurité sociale. Ces propositions sont, aujourd’hui, d’actualité et fondées sur trois considérations essentielles :

  1. le devenir de la sécurité sociale intervient directement sur le devenir de la mutualité ;
  2. il est nécessaire de revenir aux grands principes de 1945 qui ont fondé l’institution. Principes qui ressortent de l’article 1er du code de la sécurité sociale : « L’organisation de la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. Elle garantit les travailleurs et leur famille contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain. Elle couvre également les charges de maternité et les charges de famille… » ;
  3. il faut adapter la sécurité sociale aux conditions économiques, sociales et politiques de la société française d’aujourd’hui.

Depuis 1945, l’aspiration à une protection sociale au plus haut niveau, généralisée à toute la population, supprimant les inégalités dues à la différence de rémunération et de situation sociale, n’a cessé de grandir et de se renforcer. L’exemple le plus marquant est sans doute la place prise par les problèmes de prévention à notre époque. Entrevus en 1945, ils occupent, aujourd’hui, de plus en plus, le devant de la scène. Une nouvelle sécurité sociale, correspondant aux possibilités et aux nécessités de notre époque, devrait, tout à la fois, permettre de couvrir et de réparer les atteintes à la sécurité et à la santé (le plus haut niveau de prestations) ; de combattre les inégalités sanitaires et sociales, de promouvoir une réelle solidarité, élément d’une nouvelle unité entre les différents groupes sociaux ; de participer à l’action contre les facteurs susceptibles de porter atteinte à la santé et à la sécurité. Donc de participer à l’organisation de la prévention non seulement médicale mais surtout sociale. Sans perdre de vue le fait que les conditions de vie des individus ou des groupes sont décisives pour l’état sanitaire et social de la population, les propositions de la mutualité des travailleurs concernent essentiellement la branche maladie. Elles sont conformes à la vocation traditionnelle de la mutualité. L’ensemble de nos propositions peut ainsi être, brièvement, présenté suivant trois grands chapitres. Ils montrent ce qui en constitue l’essentiel. Ils permettent de percevoir les aspects nouveaux et différents au regard d’autres propositions.

Des structures nouvelles

Ces nouvelles structures de la sécurité sociale doivent inclure progressivement tous les régimes complémentaires qui se sont développés au détriment de la sécurité sociale. En premier lieu, il faut exclure de la « complémentarité » les organismes à but lucratif, qu’il s’agisse des compagnies d’assurance ou des caisses de retraite complémentaire qui leur servent, le plus souvent, d’intermédiaires, ou encore d’organismes divers créés ces derniers temps à cet effet sous l’initiative patronale. Dans l’attente de la généralisation d’un remboursement à 100% des dépenses de santé par la sécurité sociale, seule la mutualité doit être habilitée à organiser les remboursements complémentaires. Les structures gestionnaires de la sécurité sociale doivent être démocratisées en rétablissant les élections des administrateurs, en vue de confier la gestion aux représentants des assurés sociaux. Pour cela, seules les organisations syndicales représentatives doivent avoir capacité à présenter des listes aux élections. Le paritarisme doit être aboli, la représentation des employeurs, si elle est estimée nécessaire, devant être réduite afin qu’ils participent mais ne puissent pas diriger seuls. A côté des conseils d’administration ainsi constitués, il est nécessaire de créer des conseils de concertation, de coordination et de coopération, composés des administrateurs élus, des représentants des organisations représentatives des professions médicales et paramédicales, et des représentants de la mutualité. Structures démocratiques et décentralisées, adaptées à la réforme administrative en cours, et surtout, proches des assurés sociaux. Démocratisée et décentralisée, la sécurité sociale doit aussi devenir plus proche des assurés sociaux pour qu’elle redevienne authentiquement leur affaire. Cela suppose à la fois de multiplier les petites structures d’accueil et d’avoir un personnel qualifié suffisant, bénéficiant de bonnes conditions de travail. Ainsi seraient réunies les conditions pour que sécurité sociale et assurés sociaux se retrouvent sans clivage et sans opposition et pour que s’instaure une coopération sécurité sociale, mutualité et collectivités locales.

Un financement nouveau

Basé sur le principe de la solidarité nationale, et dans une perspective de relance économique et de plein emploi, le financement de la sécurité sociale doit être trouvé à la source de la production nationale, c’est-à-dire dans les entreprises. Toutefois, il faut modifier le système actuel, fondé sur le salaire individuel pour prendre en compte d’autres paramètres tels que le chiffre d’affaires ou les bénéfices réalisés. Et ceci afin de ne pas pénaliser les entreprises à forte main-d’œuvre et les PME, afin de tenir compte de l’évolution des conditions techniques dans le processus de production. Dans cet esprit, il faut cesser de considérer ce financement comme des « charges » qui pénaliseraient la production mais, au contraire, le considérer comme une participation au progrès social contribuant à l’amélioration constante de l’état de santé de toute la population et donc au « bon état physique, mental et social » de tous, et notamment de ceux qui produisent par leur travail la richesse collective. Cette participation n’est d’ailleurs qu’un « salaire différé » qui est « propriété » des travailleurs.

Des prestations nouvelles

La réforme implique l’abrogation des ordonnances de 1967 et donc le retour à la gestion démocratique et à un remboursement à 80 et 100% des dépenses réellement engagées, ce qui suppose le respect des tarifs conventionnels. Les hospitalisations, les dépenses pour les enfants de moins de six ans ainsi que pour les personnes âgées devraient être remboursées à 100% immédiatement. Mais l’essentiel réside dans la mise en œuvre, par la sécurité sociale, d’une grande politique de prévention. La recherche des facteurs de risques dûs aux conditions de travail, de logement, de transport, aux conditions de vie en général, doit conduire à la coopération avec l’ensemble des intéressés : élus d’entreprise et des collectivités locales, de la mutualité, des organisations syndicales, professionnels de la santé et du secteur social. Cette coopération permettra de mieux cerner les causes des maladies ou des accidents, et d’agir plus efficacement en vue de les éliminer progressivement. Tâche immense qui nécessite une remise en question de la stratégie de « réparation » qui a jusqu’ici, commandé la mise en place et le fonctionnement des différentes structures sanitaires. Il faut rendre « l’appareil » sanitaire français efficace, en l’orientant résolument vers la prévention des maladies et non pas uniquement vers la réparation plus ou moins complète de leurs conséquences. Dans ce processus, la sécurité sociale devrait occuper une place centrale. La mutualité pourra y apporter un concours particulièrement actif et important. Sa vocation, ses traditions, son importance numérique, mais surtout son expérience concrète et ses structures démocratiques et décentralisées, la qualifient naturellement comme un partenaire privilégié de la sécurité sociale pour inventer une nouvelle politique intégrant la prévention, les soins, la réinsertion. Pour la mettre en œuvre concrètement dans les meilleures conditions. C’est là son rôle essentiel. C’est là, le sens nouveau, inédit, de sa « complémentarité » vis-à-vis de la sécurité sociale.

Si l’on conçoit ainsi le rôle de la sécurité sociale, et notamment de sa branche maladie, elle pourra alors répondre pleinement aux aspirations des femmes et des hommes de notre temps : pour une vie meilleure dans un sentiment de sécurité, sans la pesanteur des craintes insaisissables des lendemains. Sécurité sociale et mutualité peuvent et doivent être les deux institutions majeures pour réaliser cette finalité sociale.

Septembre 1981.
Louis Calisti, « Pour une nouvelle sécurité sociale », Prévenir, n°5, mars 1982, p. 133-136.