Écrit par Pierre Laroque
Pierre Laroque, haut fonctionnaire français spécialiste des assurances sociales, a pris une part considérable dans la rédaction des ordonnances fondant et organisant la Sécurité sociale après 1945. A l’occasion du colloque sur le centenaire du premier congrès des sociétés de secours mutuels, en 1983 à Lyon, il revient sur l’histoire du mouvement mutualiste, puis interroge le rôle de la mutualité face à la sécurité sociale.
Pendant la première moitié du XIXème, la mutualité joue à la fois un rôle d’entraide contre les menaces de la vie économique et sociale et un rôle de défense professionnelle. Durant la seconde moitié du XIXème et le premier tiers du XXème, la mutualité est l’acteur principal de la protection sociale en France, et se constitue comme organisme de gestion de la médecine ; dans le même temps, elle ne se fixe plus la défense des intérêts professionnels pour objectif, et connaît l’influence de l’État et du patronat. Après la première guerre mondiale et une longue opposition à la mise en place d’un régime de protection sociale obligatoire, contraire au principe de l’adhésion libre, la mutualité finit par accepter la loi de 1930 instaurant les assurances sociales, « parce qu’elle lui donnait en pratique le rôle essentiel dans la gestion » (p. 128). Mais le système des assurances ne s’appliquait qu’aux salariés gagnant moins d’un certain revenu : il ne couvrait pas tous les salariés, et c’est bien cette lacune que la création de la sécurité sociale, en 1945, a voulu combler, en reprenant le principe mutualiste de gestion par les intéressés.
La création de la sécurité sociale a elle aussi suscité l’opposition de la mutualité, convaincue qu’elle allait perdre son rôle. C’est sur ce point que la contribution de Pierre Laroque s’avère particulièrement intéressante. Aux mutualistes qui se sont opposés à la création de la sécurité sociale, en 1945, il rétorque qu’elle a finalement libéré la mutualité du rôle de gestionnaire dans lequel elle s’était enfermée, a rendu possible le développement de nouvelles mutuelles (notamment dans la fonction publique), et a permis de nombreuses avancées, d’initiative mutualiste, en matière de protection sociale (bien que la mutualité, à ses yeux, ait trop délaissé la famille, l’invalidité, le chômage et la vieillesse). Et aux mutualistes qui s’interrogent, dans les années 80, sur l’articulation entre mutualisme et protection sociale obligatoire, il répond ainsi que la mutualité doit considérer que « sa vocation (…) est de jouer un rôle un rôle de pionnier, quitte à accepter, lorsqu’une idée a réussi, de la voir généralisée et rendue obligatoire » (p. 132). D’autre part, aux mutualistes qui privilégient l’autonomie de la petite société mutualiste de base, fondée sur la proximité et la solidarité de ses membres, il répond que seule la protection sociale nationale et obligatoire est susceptible de réunir les moyens financiers permettant de répondre aux nouvelles attentes des populations. Toutefois, cette extension de la protection obligatoire ne signifie pas que la mutualité n’a plus de rôle à jouer. Car « il faut bien reconnaître qu’à l’heure actuelle les assurés sociaux ne voient pas grande différence entre une caisse et un bureau de poste. Ils ne se sentent pas responsables » (p. 134). Aussi la mutualité doit-elle éduquer à la solidarité : créer le sentiment de la solidarité et le développer, sans quoi la solidarité, à l’échelle nationale, ne cessera de s’affaisser.
Rôle de pionner et de novateur, rôle d’éducateur, affirmait ainsi Pierre Laroque en 1983. D’où deux questions, pour notre présent : sur les vingt dernières années, le mouvement mutualiste a-t-il effectivement rempli efficacement cette double mission ? Et surtout, celle-ci pouvait-elle (et peut-elle) être de nature, en elle-même, à protéger le système de protection sociale, obligatoire ou non, contre les attaques de l’idéologie du Tout-marché ? Conférer à la marge un rôle à la protection sociale volontaire, n’était-ce pas finalement s’exposer à marginaliser aussi la protection sociale obligatoire ?
Cet article est paru dans Prévenir, n°9, mai 1984, p. 125-135.
Télécharger le document (pdf).