Écrit par Jérôme Blanc
Cette conférence sur les monnaies sociales a été prononcée dans le cadre de la troisième rencontre de l’Université populaire et citoyenne du CNAM, « L’argent autrement : la monnaie peut-elle être sociale ? La finance peut-elle être solidaire ?, le 13 octobre 2007.
L’objectif de ce court texte est de présenter la dynamique des monnaies sociales, en la mettant en perspective. Ce sont des monnaies à logique citoyenne ou d’économie sociale locale, émises par des associations (formelles ou non) et dans de rares cas par des banques coopératives locales, dans des buts de solidarité, de développement du lien social, de développement local solidaire, etc.
Expériences majeures et évolution
Il est assez périlleux de quantifier les expériences de monnaies sociales, mais je propose l’estimation suivante : elles impliqueraient aujourd’hui de 0,5 à 1 million de personnes, dans 3 à 4 000 structures, réparties dans une quarantaine de pays.
La vague contemporaine de monnaies sociales commence avec la fondation, en 1982-1983, du système LETS de Comox Valley, sur l’île de Vancouver, au Canada, dans un contexte de chômage massif provoqué par la fermeture d’une industrie locale importante. Par la suite, l’appellation LETS est largement diffusée et elle est aujourd’hui généralement comprise comme « local exchange trading system ». Ces systèmes sont basés sur une nouveauté majeure : ce sont des systèmes purement scripturaux de crédit mutuel, dans lesquels le solde global des comptes des adhérents est toujours nul (dans un échange, un compte est débité et un autre est crédité de la même somme). Le modèle se répand d’abord dans les pays anglo-saxons puis, dans les années 1990, dans d’autres pays d’Europe occidentale : Allemagne (Tauschring), France (SEL, systèmes d’échange local), Italie (banca del tempo), Belgique (LETS en pays flamand et SEL en Wallonie), Pays-Bas (Noppes), etc. Autour de l’année 2000, des expériences de ce type passent à l’est de l’Europe. De nouveaux dispositifs émergent aussi en Asie (Corée du Sud, Thaïlande), en Amérique latine (notamment au Brésil et en Colombie, après des débuts en Argentine en 1995) et, dans une moindre mesure, en Afrique (Afrique du Sud).
En se diffusant, les dispositifs de monnaies sociales se différencient : certes, par une adaptation aux conditions locales, mais aussi par l’activation d’une culture de l’expérimentation et par la prise de conscience que la monnaie est un outil que l’on peut adapter à des fins qu’il appartient aussi à la société civile de définir. Cette différenciation a produit l’émergence de quelques grands types de monnaies sociales depuis les années 1980, à côté des systèmes de type LETS : les systèmes Time dollar, nés aux États-Unis et visant notamment à stimuler une entraide sociale intergénérationnelle en rétribuant sous forme de « hours » le temps passé par des personnes à aider des malades, personnes âgées ou autres personnes en demande d’aide ; les monnaies locales de type Ithaca hour (Ithaca est une petite ville universitaire de l’Etat de New York), matérialisées par des billets circulant dans un espace territorial sur une base communautaire et visant une économie locale et écologique ; les systèmes de trueque argentin, monnaies manuelles centrées sur des communautés ad hoc hiérarchisées en réseaux au sein desquels les billets peuvent être communs ou convertibles entre eux et visant moins la localisation des revenus que la lutte contre la pauvreté, etc. Des expériences pensées et organisées par des ONG, parfois soutenues par des pouvoirs publics, contribuent aussi à ouvrir de nouvelles pistes : l’ONG néerlandaise Aktie Strohalm à Fortaleza par exemple. Et enfin, des dispositifs hybrides comme le projet SOL.
Le développement de l’internet a favorisé l’extension rapide des monnaies sociales depuis les années 1990. La généralisation de l’anglais, le développement de sites et de listes de diffusion et l’organisation de conférences d’audience internationale dédiées aux monnaies sociales, son inscription dans des agendas plus larges (comme les Forums sociaux mondiaux ou continentaux), son soutien par quelques organisations ou réseaux très actifs (principalement l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire et Strohalm) ont aidé à structurer ce mouvement au plan international et à lui donner une crédibilité au sein des réseaux désormais qualifiés d’altermondialistes. Cela a conduit aussi à développer la rationalisation de ces systèmes et à présenter plus clairement les avantages que l’on pouvait trouver à en établir dans des localités du Sud, au moyen bien sûr d’une appropriation par les populations locales. Le domaine des monnaies sociales, par l’activation des réseaux et des débats internationaux, perd peu à peu de son caractère artisanal et devient pour partie un champ d’expérimentation systématique.
Quelques constats
Vingt-cinq années de monnaies sociales marquées par la diversité des expériences, la pérennité de ce mouvement au-delà de la durée de dispositifs particuliers et le développement spectaculaire de certains d’entre eux conduisent aux constats suivants.
Le manque ou les erreurs de régulation interne de certains systèmes doit être souligné. Par exemple, le réseau argentin RGT, qui a connu un essor extraordinaire en 2000-2002 (l’ensemble des réseaux argentins intégrant jusqu’à 3 à 7 millions de personne début 2002), ne prévoyait pas de règles efficaces d’émission et de retrait de la monnaie. Son effondrement de 2002 peut lui être en partie imputé : la monnaie distribuée aux nouveaux adhérents n’a pas eu de contrepartie productive suffisante. Un tel échec n’est pas négligeable : même si elles lui ont survécu, les monnaies sociales sont durablement décrédibilisées dans l’opinion publique argentine.
On doit aussi reconnaître la quasi absence de portée économique pour les monnaies de type SEL et LETS, ce qui n’exclut pas que les adhérents ont pu parfois améliorer sensiblement leur quotidien grâce à leurs échanges. Dans l’ensemble, les monnaies sociales ne sont généralement pas connectés aux pouvoirs publics, ce qui peut être lié à une culture militante qui tend à se défier des autorités. Enfin, elles sont assez peu insérées dans le milieu socioéconomique.
De façon générale, ce ne sont pas des populations très pauvres ou très exclues qui recourent aux monnaies sociales. Dans le cas argentin, ce sont d’abord des personnes de la classe moyenne appauvrie. Dans le cas français, la proportion de chômeurs, bien que supérieure à la moyenne de la population, n’est pas à un niveau qui conduirait à penser que les SEL sont des systèmes pour les chômeurs, les RMIstes, etc. Les personnes qui recourent à ces systèmes sont plutôt bien insérées dans des réseaux de sociabilité voire de militance et, si leurs revenus ne sont pas très élevés, ils ne sont pas dans une situation de stress quotidien pour la survie matérielle. A contrario, l’afflux en 2001-2002, dans le trueque argentin, de pauvres cherchant là les moyens de la survie quotidienne, a déséquilibré les réseaux et a largement contribué à précipiter leur chute.
Les dispositifs de monnaies sociales ne créent quasiment pas d’emplois formels et créent peu d’activités informelles pérennes ; ils ne sont donc pas des moyens crédibles de lutte contre le chômage. Leur apport en termes d’insertion est bien plutôt en amont, par la constitution de réseaux de personnes où se déploient la sociabilité et la solidarité, où l’on développe des connaissances, où l’on peut tester et améliorer des compétences, où l’on peut accéder à de multiples ressources ; le tout ne suffit pas à résoudre le problème économique mais fournit des solutions périphériques qui aident à le résoudre.
Enfin, trop rares sont les cas où l’émission de la monnaie interne est couplée avec la possibilité de financement individuel ou collectif sur projets. On rejoint là les difficultés de régulation de ces systèmes que provoque la faiblesse de l’organisation monétaire. Développer une régulation monétaire adéquate est généralement coûteux et cela suppose une bonne capacité d’ingénierie ; une banque locale coopérative semble tout à fait propre à mener cette régulation. Dans ce cas, la monnaie sociale peut être associée à un dispositif professionnel de microfinancement.
Bien entendu, les constats qui précèdent ne préjugent pas de l’avenir. Ils permettent cependant de prendre conscience des limites de ce qui ne saurait être une fin en soi et n’est qu’un outil dont les modalités sont à définir en fonction des objectifs poursuivis.
Perspectives
Vingt-cinq ans après l’émergence des monnaies sociales, il reste le défi majeur d’établir définitivement leur légitimité. À l’égard du public, il leur faut montrer qu’elles ne sont pas seulement un cercle d’échanges alternatif, réservé à des militants ou à des sympathisants de telle ou telle cause. Un confinement de cette sorte les conduirait à terme à la sclérose. À l’égard des autorités monétaires, il leur faut montrer qu’elles n’entrent pas en concurrence avec les monnaies nationales mais qu’elles en sont un complément qui permet des réalisations, inaccessibles par le seul jeu des monnaies nationales. À l’égard de la protection sociale, ces dispositifs doivent montrer que les échanges qu’ils suscitent ne se substituent pas aux revenus primaires ou secondaires en monnaie nationale, mais qu’ils fournissent une aide importante à l’insertion sociale, de façon directe (par l’obtention d’une activité salariale formelle ou la création d’une micro-entreprise) ou indirecte (par exemple, via l’insertion dans des réseaux sociaux ou le développement de compétences nouvelles). À l’égard des collectivités locales, ces dispositifs doivent montrer leur apport en termes de développement local et doivent pouvoir développer avec elles des partenariats qui ne les soumettent pas pour autant à une commande publique – une problématique commune aux activités d’économie solidaire.
Cela conduit à la question de l’organisation et des choix à réaliser en fonction d’objectifs clairement identifiés. Un enjeu majeur pour les dispositifs qui seront inventés et expérimentés dans les années à venir consiste à combiner efficacement les possibilités organisationnelles et ces objectifs. C’est aussi la condition pour que gouvernements et parlementaires acceptent d’adapter les législations existantes ou, le cas échéant, en créent de nouvelles. Selon les choix organisationnels, se pose la question de la professionnalisation des structures, comme, d’ailleurs, dans le monde associatif en général. Cette professionnalisation apparaît une contrepartie nécessaire dès lors que l’on conçoit les dispositifs de monnaies sociales comme des moyens utiles à la lutte contre l’exclusion ou à la redynamisation de localités par le biais de l’accès à des biens et services et à du crédit en monnaie interne. Tel n’est certes pas le choix réalisé en France jusqu’ici, par exemple ; il pourrait pourtant être tout à fait légitime.
Enfin, s’il est, à l’avenir, un facteur qui peut jouer en faveur des monnaies sociales et plus largement des monnaies locales à logiques politiques ou citoyennes, c’est bien la nécessité pour les sociétés humaines de procéder à une relocalisation des activités économiques face aux crises jumelles, climatique et énergétique. Une monnaie dont la circulation est localisée, et dont la convertibilité est contrôlée, peut constituer un outil puissant de stimulation des activités économiques locales, permettant de stimuler la production locale de biens et services pour des besoins locaux.
Toute l’histoire des monnaies sociales et locales depuis la construction des Etats-nations conduit cependant à leur assigner des ambitions modestes, quitte à être surpris par leur succès. Envisager une transformation globale de la société par les monnaies sociales revient à surévaluer le rôle de la monnaie et la capacité à renverser l’ordre monétaire existant. La monnaie n’est pas une clé, au sens où trouver la bonne clé ouvrirait la porte des réalisations infinies et radieuses et fermerait celle des défauts des sociétés humaines d’aujourd’hui. En revanche, la monnaie peut être vue comme un levier, au sens où de nouvelles formes de monnaies peuvent donner les moyens d’agir sur des activités économiques, les relations sociales, etc., comme souhaite le faire le projet SOL.
Il faut donc davantage faire parler l’innovation, mais en ne négligeant pas les assises solides, économiques et politiques, ainsi que le contexte social, pour qu’elles aient une chance de réussir. Et il faut penser ces innovations monétaires dans leur aspect organisationnel : la monnaie suppose une régulation essentielle, qui s’est avérée absente des systèmes argentins de la RGT par exemple, ou dont le caractère automatique dans les systèmes LETS limite les potentialités. A ce titre, on peut saluer le gros travail que fait, par exemple, une structure comme Strohalm ; ou les efforts déployés pour mener à bien le projet SOL présenté lors de cette troisième rencontre de l’université populaire et citoyenne de Paris, du 13 octobre 2007.
Jérôme Blanc est maître de conférences en économie, Université Lumière Lyon 2 / LEFI.