Écrit par Marcel Jaeger
A l’image du secteur social et médico-social dont elle est issue, la formation des travailleurs sociaux se présente comme un paysage émietté et percuté par de multiples changements législatifs et culturels. Nous sommes face à une configuration qui, si elle n’a jamais été simple, aura rarement connu un tel degré de complexité.
Le premier schéma national des formations sociales (2001-2005) avait déjà rappelé les difficultés à cerner son périmètre en raison de la grande diversité des activités et des métiers, allant jusqu’à affirmer : « Toute définition standardisée dans ce domaine risque d’amener à exclure du champ des segments significatifs de l’existant ». Pour autant que les statistiques soient fiables, ce dont il est permis de douter lorsque l’on sait comment, en amont, les recueils de données sont faits, 356 établissements de formation préparent à un diplôme de travail social, avec un effectif total d’environ 54 000 étudiants des niveaux V à I. Il ne s’agit là que d’une première approche. En effet, le Code de l’action sociale et des familles mentionne 14 diplômes, mais beaucoup d’autres relèvent d’autres ministères certificateurs (Éducation nationale, Jeunesse et sports, Justice…) tout en contribuant, dans des proportions non négligeables, à la qualification des professionnels du secteur social et médico-social.
L’émergence de la notion d’intervention sociale traduit cet élargissement du champ des formations concernées par l’action sociale. Elle a permis de sortir du cadre trop étroit des corps professionnels dits canoniques de l’action sociale : désormais, l’intervention sociale inclut les animateurs, les psychologues, les médiateurs, les conseillers en insertion… Elle prend en compte la déclinaison de fonctions, dans le champ de l’action sociale, de professionnels qui ne sont pas stricto sensu des « travailleurs sociaux ». C’est un aspect parmi d’autres des perturbations auxquelles se confronte l’appareil de formation des travailleurs sociaux, tel qu’il a été pensé dans les années 70, quand Bernard Lory préfigurait les instituts régionaux du travail social (Lory, 1975).
Le choix de l’enracinement dans l’action sociale
La loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales a entériné la place de la formation des travailleurs sociaux dans leur secteur à la fois d’origine et d’affectation, comme une formation professionnelle à part entière, ayant pour objectif des réponses ajustées aux besoins des personnes en difficulté. Il aurait pu en être autrement, puisque quatre des diplômes d’État parmi les plus importants du travail social étaient délivrés – ou allaient l’être – par l’Éducation nationale : éducateur spécialisé (1967), moniteur éducateur (1970), conseiller en économie sociale et familiale (1973), éducateur technique spécialisé (1976).
Dans le même ordre d’idées, les écoles de travailleurs sociaux ont été consolidées comme des centres de formation professionnelle, dans une continuité avec les institutions sociales et médico-sociales. Alors qu’il n’en était pas ainsi dans la plupart des pays européens, le législateur français a donc pris le parti (et le pari) de maintenir un espace de formation autonome vis-à-vis de l’Éducation nationale. Pierre Weber, rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale, expliquait ainsi :
« Contrairement à ce que supposent un certain nombre de commissaires de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, l’article ne traite point de l’enseignement dispensé dans les établissements, mais de la création et de l’extension des centres de formation. L’article a fait l’objet d’une longue discussion en commission. Certains ont fait valoir, à tort, qu’il ne convenait pas de retirer à l’Éducation nationale une formation qui devait rester dans le cadre scolaire et universitaire » [1].
Cette logique a été conservée, voire accentuée : l’article 151 de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions a maintenu la formation des travailleurs sociaux dans le champ de la loi du 30 juin 1975, avec une réécriture de ses finalités : « Les établissements publics ou privés dispensant des formations sociales, initiales, permanentes et supérieures contribuent à la qualification et à la promotion des professionnels et des personnels salariés ou non salariés engagés dans la lutte contre l’exclusion, la prévention et la réparation des handicaps ou inadaptations, la promotion du développement du social. Ils participent au service public de la formation ».
Ce texte validait l’élargissement des missions des centres de formation des travailleurs sociaux en tenant compte, en arrière-plan, d’un certain nombre de changements : émergence de nouvelles professions liées, par exemple, à la politique de la ville ou aux actions d’insertion par l’économique, diversification des réponses aux difficultés des personnes, elles-mêmes de plus en plus hétérogènes.
Les centres de formation de travailleurs sociaux ont, pour la plupart, accompagné ce mouvement. Ils ont resserré leurs liens avec le secteur professionnel, diversifié leurs activités, en se préoccupant non seulement des formations initiales, mais aussi des formations supérieures et de la formation continue, des appuis techniques à apporter aux établissements et services. Ils réalisent des études, remplissent une fonction d’observatoire et se positionnent comme des pôles ressources pour la recherche en travail social, quitte à se voir reprocher d’être juge et partie quand il s’agit de se prononcer sur les besoins de formation (Cour des Comptes, 2006, p. 478).
Mais du même coup, ils se sont trouvés confrontés à deux types de secousses : celles liées au secteur professionnel et celles liées au monde de l’éducation.
Un changement radical dans la conception des formations en travail social
Une série de changements assez radicaux caractérise la période actuelle, avec la conjonction de plusieurs modifications législatives et réglementaires : la décentralisation des formations sociales et, pratiquement dans le même temps, la réforme de tous les diplômes du travail social. Nous en retiendrons les caractéristiques suivantes :
- L’institution de référentiels (de compétences, de formation, de certification…) : au-delà d’un toilettage des diplômes, il s’agit d’une mutation fondamentale dans la culture des professionnels du travail social. La totalité des diplômes est organisée avec des référentiels qui définissent des domaines de compétences. Pour les formations initiales, le domaine de compétences attestées est devenu l’unité d’œuvre, ce qui signifie qu’au-delà des contenus d’un programme de formation, d’emblée est interrogée la capacité de la personne en formation à intégrer les situations dans lesquelles elle se trouve et à faire appel à des connaissances, un savoir-faire, des attitudes ajustées et pertinentes. C’est d’ailleurs ces mêmes principes qui ont permis le nouveau mode de certification qu’est la validation des acquis de l’expérience (VAE).
- L’individualisation des parcours de formation, à l’occasion du développement du tutorat et de la mise en place de la VAE, avec, à la clé, une organisation modulaire des formations et un effet collatéral : la facilitation de la mobilité d’un secteur à un autre ou de la promotion sociale et professionnelle des personnes, dont l’amorce d’un parcours de formation, dans bien des cas, vaut insertion.
- Une nouvelle conception de l’alternance avec la définition de sites qualifiants, qui, à la différence de ce que l’on appelle les « terrains de stage » doivent contractualiser avec les centres de formation à partir d’une identification des compétences qu’ils sont susceptibles d’apporter aux étudiants, donc d’une formalisation d’un nouveau genre. On y associera des formes d’alternance et de contractualisation spécifiques que sont l’apprentissage et les contrats de professionnalisation, qui sont des voies d’accès de plus en plus fréquentes à la formation. Cette dimension est essentielle, car elle permet un retour sur l’expérience et la réflexion sur la pratique au sein des centres de formation qui ne limitent pas à la transmission de savoirs académiques.
- La recherche de décloisonnements : en effet, l’article 15 de la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale indique que « les prestations délivrées par les établissements et services (…) sont réalisées par des équipes pluridisciplinaires qualifiées », ce qui implique, comme une évidence, les contributions conjointes d’éclairages variés pour mieux répondre aux attentes et besoins des personnes susceptibles de présenter des difficultés multiples et fluctuantes. Cet impératif a été rappelé à plusieurs reprises, notamment par le Conseil économique et social en 2004. Il peut se traduire par des modules de formation communs à plusieurs types d’intervenants pour consolider le principe de la coopération mis fortement en avant par la loi de 2002.
Dans cette perspective, deux rapports produits par le Conseil supérieur du travail social sur l’exclusion et sur le décloisonnement du sanitaire et du social ont insisté sur la nécessité de formations adaptées aux problématiques des personnes concernées par l’exclusion ou par les difficultés psychologiques, tout en souhaitant des formations croisées entre les différentes catégories de professionnels. Cela a un autre intérêt : faciliter la mobilité à laquelle tous les intervenants peuvent aspirer. Cette possibilité de changement ne peut qu’être bénéfique pour eux-mêmes et pour les personnes qu’ils accompagnent.
Un changement radical dans l’organisation du dispositif de formation
L’acte II de la décentralisation, avec la loi de décentralisation du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, a été l’occasion de redéfinir le mandat assigné à l’appareil de formation des travailleurs sociaux. La finalité professionnelle a, une nouvelle fois, été fortement soulignée : « Les formations sociales contribuent à la qualification et à la promotion des professionnels et des personnels salariés et non salariés engagés dans la lutte contre les exclusions et contre la maltraitance, dans la prévention et la compensation de la perte d’autonomie, des handicaps ou des inadaptations et dans la promotion de la cohésion sociale et du développement social » [2].
Par contre, une rupture complète a été faite dans le montage administratif et dans les modes de financement, avec la sortie des centres de formation du giron de l’État. Pour autant, le législateur a souhaité le maintien de la valeur nationale des diplômes, avec, au passage, un cadeau de départ : tous les certificats d’aptitude des formations initiales sont devenus des diplômes d’État. Il est résulté de cette double volonté le choix assez risqué de la compétence conjointe.
Désormais, donc, le dispositif des formations sociales a deux visages :
1. Celui d’un « service public de l’enseignement » encadré par l’État : la création et l’organisation des diplômes délivrés par l’État restent de sa compétence. Il s’appuie sur les orientations définies par le ministre chargé des affaires sociales après avis du Conseil supérieur du travail social. Les établissements de formation sont soumis à une « déclaration préalable » au préfet de région (DRASS) qui contrôle le respect des programmes et la qualité des formations.
2. Le Conseil régional, de son côté, « définit et met en oeuvre la politique de formation des travailleurs sociaux » à travers un schéma régional des formations sociales. Il agrée les établissements dispensant des formations initiales et assure leur financement. Il attribue des aides aux étudiants.
La formation professionnelle est donc plus que jamais impliquée dans une dimension politique qui pose le problème de l’équilibre entre, d’une part, le souci de la proximité avec les élus locaux pour mieux identifier les besoins de qualification dans un territoire et mieux y répondre, d’autre part une régulation à laquelle continue de contribuer l’État ; heureusement dira-t-on, car on aurait pu imaginer que se développe une concurrence accrue, voire sauvage entre les centres de formation.
Deux problèmes se sont rajoutés et dont les effets n’avaient sans doute pas été anticipés. D’abord le transfert du financement de l’État vers les Conseils régionaux s’est fait dans de très mauvaises conditions, avec un calcul de subventions qui n’a tenu compte ni des progressions d’effectifs étudiants qui avaient été programmées auparavant, ni de l’augmentation du nombre d’heures de formation théorique liée à la réforme des diplômes d’assistant de service social, d’éducateur de jeunes enfants et d’éducateur technique spécialisé. Ensuite, les Conseils régionaux deviennent compétents pour la formation professionnelle des travailleurs sociaux, y compris pour les actions qu’ils ne financent pas. Ils revendiquent légitimement que la loi leur a confié l’ensemble en termes d’identification des besoins et d’agrément ; ils entendent donc ne pas être mis entre parenthèses pour tout ce qui concerne les formations continues ou les formations initiales réalisées en situation d’emploi.
La raréfaction de l’espèce ?
Parmi les multiples effets de ciseaux que nous relevons, il en est qui pose de manière cruciale la question de l’avenir non seulement de l’appareil de formation (après tout la fin des IUFM et leur intégration à l’université est un exemple de qui pourrait nous arriver), mais pour le secteur social lui-même. C’est le constat d’une contradiction dont nous maîtrisons mal les conséquences entre l’expansion des besoins en personnels, qu’ils soient d’ailleurs qualifiés ou non, et la baisse d’attractivité des métiers du travail social et de l’intervention sociale.
A la différence du secteur de la santé, le nombre d’établissements et de services dans le secteur social et médico-social croît avec l’augmentation de la demande sociale, la pression d’une certain nombre de groupes d’intérêts, la diversification des politiques publiques : il est passé de 12 500 en 1975 à plus de 35 000 aujourd’hui. De son côté, l’effectif des travailleurs sociaux est loin d’avoir augmenté dans les mêmes proportions, en tous cas pour les métiers et filières de niveau III. De leur côté, les centres de formation n’ont pas pu développer, faute de moyens, leurs capacités d’accueil en proportion de l’évolution des besoins.
Nous avons aujourd’hui deux sources supplémentaires d’inquiétude :
1. Les difficultés de recrutement de personnels pour les établissements et services dues à l’absence d’anticipation des besoins liés aux effets de la pyramide des âges et des départs en retraite : même à politiques sociales constantes, le taux annuel de renouvellement des emplois d’éducateurs spécialisés est passé de 3,6 % en 2002 à 9 % dans la période 2003-2007, pour ensuite s’établir à plus de 15 %. Or, l’impact financier prévisible pour former de nouveaux professionnels sera difficilement supportable, dans le contexte du recul de État Providence, aussi bien par les employeurs que par les conseils régionaux auxquels l’État a cédé sa compétence en matière de financement des formations sociales.
2. La baisse d’attractivité des métiers : l’observatoire d’UNIFAF a relevé, en 2007, pour la branche sanitaire et sociale privée à but non lucratif, un taux de départs qui n’est pas lié à l’âge, mais à des démissions dont il fait l’hypothèse très crédible d’un lien avec la baisse d’attractivité du métier et l’usure professionnelle. Selon cet observatoire, 48 % des départs sont des démissions et 2 établissements sur 5 estiment avoir de sérieuses difficultés de recrutement.
Dans les instituts de formation, le constat est fait d’une baisse significative du nombre de candidats aux admissions. La filière la plus touchée est celle des assistants de service social. Très souvent, les instituts ne disposent pas d’un nombre de candidats suffisants pour procéder à une réelle sélection, voire pour remplir une liste complète de candidats admis, sans parler des départs qui suivent l’entrée en formation. Le phénomène ne concerne pas toutes les régions, ni toutes les filières. Ainsi, le rapport entre le nombre de candidats et le nombre de places pour les éducateurs de jeunes enfants est tout autre. On y verra donc un effet des représentations associées à certains métiers, jugés plus ou moins valorisants ou plus ou moins sécurisants.
La situation ne peut que s’aggraver, car l’écart se creuse avec les annonces liées aux nouvelles orientations des politiques publiques : chacune comporte un « volet formation » dont l’ambition est remarquable, mais dont les possibilités de mise en place laissent perplexe. Ainsi, dans le champ de la dépendance liée à l’âge et au handicap, le Plan des métiers de l’aide aux personnes fait référence à un « objectif de recrutement massif » estimé par le Secrétariat d’État à la Solidarité à 400 000 emplois à l’horizon 2015 : 200 000 emplois à pourvoir suite aux départs en retraite, dans les 10 ans à venir et 200 000 provenant des créations nettes d’emploi dues aux mesures nouvelles en faveur des personnes handicapées et des personnes âgées dépendantes. Cela implique des besoins considérables de qualification, à la fois pour des formations initiales et pour des formations continues, d’adaptation à l’emploi.
Indications bibliographiques
- Bauduret J-F., Jaeger M., 2005, Rénover l’action sociale et médico-sociale : histoires d’une refondation, Paris, Dunod.
- Chauvière M., Tronche D. (dir.), 2002, Qualifier le travail social, Paris, Dunod.
- Chevreul P., 2005, La mise en œuvre du transfert aux Régions des formations sanitaires et sociales, Rapport de mission, Ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale.
- Conseil économique et social, 2004, Le recrutement, la formation et la professionnalisation des salariés du secteur sanitaire et social, Paris, Les Éditions des Journaux officiels.
- Conseil Supérieur du Travail Social, 2007, Le travail social confronté aux nouveaux visages de la pauvreté et de l’exclusion ; Décloisonnement et articulation du sanitaire et du social, Rennes, Éditions de l’ENSP.
- Contrat d’études prospectives (CEP) social et médico-social de la branche professionnelle des établissements à but non lucratif, 2002, CREDOC – LERFAS – GREFOSS.
- Cour des Comptes, 2006, « Le rôle de l’État dans la formation des travailleurs sociaux à l’heure de la décentralisation », Rapport annuel 2005.
- Crognier P., 2007, Comprendre la VAE en action sociale. Écrire, accompagner, évaluer, Paris, Dunod.
- Grenat P., 2006, « Les étudiants et les diplômés des formations aux professions sociales de 1985 à 2004 », Études et résultats, DREES, n° 513.
- Inspection générale des affaires sociales, 2005, Validation des acquis de l’expérience : du droit individuel à l’atout collectif, Rapport IGAS n° 2005-067.
- Inspection générale des affaires sociales, 2006, Rapport annuel 2005, L’intervention sociale, un travail de proximité, Paris, La Documentation française.
- Lechaux P., 2005, Étude sur l’incidence du projet pédagogique des établissements de formation sur le profil professionnel des diplômes du travail social, CAIRN Ingénierie, Paris.
- Lory B., 1975, La politique d’action sociale, Toulouse, Privat.
- Marcel JAEGER, Chaire Travail social et intervention sociale du Cnam.
Cette communication orale a été présentée à l’occasion de la rencontre-débat de l’Université Populaire et citoyenne de Paris, autour de l’ouvrage de Joseph Haeringer, La démocratie : un enjeu pour les associations ?, le 2/12/2009 dans la salle des conférences du Musée des arts et métiers.
[1] Journal officiel, Assemblée nationale, 1° séance du 17 avril 1975, p. 1792.
[2] Art. L. 451-1 du Code de l’action sociale et des familles.