La question associative aujourd’hui

Écrit par Joseph Haeringer

Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous reproduisons ici l’introduction de La démocratie, un enjeu pour les associations d’action sociale, sous la direction de Joseph Haeringer, Collection « Solidarité et société » – Editons Desclée de Brouwer, 2008.


Introduction

Qu’est devenu le droit des usagers, cette mesure phare de la loi de la refondation de l’action sociale et médico-sociale?

À l’évidence elle a eu des traitements diversifiés dans les établissements et services associatifs. Les uns se sont pliés à une injonction administrative énoncée ici ou là comme une condition pour l’accès aux financements publics. Pour d’autres, la fabrication des outils comme le livret d’accueil, le règlement intérieur ou le projet individualisé a été un levier pour une réflexion sur les prestations de services, leur qualité et par-delà sur les dispositifs organisationnels assurant une meilleure efficience. Enfin, plus rares ont été les associations qui se sont saisies de cette loi pour conforter des pratiques ou pour réexaminer les conditions institutionnelles d’une reconnaissance des usagers comme sujets de droits et d’attente légitimes. On le voit, la question du droit des usagers s’ouvre à celle du changement dans les organisations associatives.

Ainsi d’entrée, à travers l’obligation d’individualiser les prestations, l’action sociale fait de l’individu le paradigme de ses interventions. Pour ambiguë qu’elle soit face au risque consumériste, l’expression « mettre l’usager au centre » marque le déplacement des critères d’appréciation sur la qualité des services ainsi que la transformation de leur modèle de professionnalité. Elle questionne la légitimité du professionnel face à celle de l’usager en référence à sa qualité citoyenne. L’affirmation de droits n’implique pas seulement l’existence de dispositifs organisationnels sur lesquels les individus peuvent prendre appui pour exister et s’exprimer comme usagers. Elle en appelle aussi à des principes institutionnels qui légitiment et suscitent cette participation auprès de tous les acteurs.

Cependant cette individualisation nous conduit à réfléchir au-delà de la satisfaction d’une demande d’usagers. Les lois régissant l’action sociale et médico-sociale qui se sont succédées cette dernière décennie marquent une mutation du référentiel des politiques publiques dans l’articulation de la liberté et de l’égalité, deux principes qui fondent la solidarité. L’individu fragilisé dans son existence n’est plus celui que l’on protège ou que l’on assiste au nom de l’égalité citoyenne, mais celui qui est sollicité dans sa capacité à être autonome, à assumer sa liberté d’entreprendre. Il lui est demandé d’avoir un projet, des objectifs, bref d’assumer sa responsabilité comme individu supposé autonome, condition requise pour accéder aux prestations socio-éducatives, alors même que sa précarité individuelle en appellerait à des étayages sociaux.

Or cette interrogation sur la solidarité est au centre du pacte associatif. Les associations sont questionnées sur leur manière de mettre en oeuvre cette équation de la solidarité dans un contexte historique marqué par la dilution de ses formes institutionnelles. Le questionnement porte autant sur leurs missions et prestations que sur leur dimension politique. En cherchant à explorer dans le fonctionnement des associations les modalités de l’encastrement des services dans la dynamique associative, nous posons l’hypothèse d’une crise de la régulation socio-politique de ces organisations traversées par une pluralité de logiques d’action et de légitimités, activée par la dilution de la solidarité institutionnelle de l’État social. Cette mutation en appelle à de nouvelles régulations entre ces trois acteurs, toutes parties prenantes de l’action collective, que sont les administrateurs, les professionnels et les usagers. C’est l’enjeu institutionnel du changement auquel les associations sont confrontées aujourd’hui.

Telle est la question associative que cet ouvrage tente d’explorer à travers diverses contributions qui sont autant d’éclairages sur la question de la démocratisation de ces organisations.

Apparu dans le secteur social et médico-social dès la fin des années soixante-dix, le thème du changement ne cesse d’être présent, réactualisé au fil des situations. Défini comme le passage d’un état à un autre, il perd de son sens lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un mouvement qui s’inscrit dans la durée. Ce qui entretient l’actualité du changement est autant l’avènement d’éléments nouveaux qu’une prise de conscience progressive et diversifiée d’une évolution dont on ne maîtrise plus ni le contenu, ni le sens. L’homogénéité du monde d’avant était le résultat d’une capacité à rendre compte de l’intelligibilité des situations vécues et observées localement avec une représentation de l’État social déployé dans le cadre d’une nation. La prise de conscience aujourd’hui porte sur cette difficulté, voire impossibilité à articuler dans l’espace concret d’une organisation associative, a fortiori au niveau d’un réseau national des observations disparates, hétérogènes dont la mise en relation révèle des paradoxes et des contradictions. Ainsi, le discours de nombre de dirigeants mais aussi des acteurs de terrain que sont les salariés ou les bénévoles chargés d’intervenir auprès des bénéficiaires est clivé entre l’avant et l’après, entre une vision homogène et une situation hétérogène, entre une époque où cela avait un sens et aujourd’hui où on ne sait plus, entre une pratique de concertation et une instrumentalisation des savoirs-faire. La liste de ces renoncements ou de ces incertitudes reflète tantôt une vision pessimiste voire nostalgique tantôt une volonté de tirer le meilleur parti pour répondre aux inquiétudes des uns et des autres.

Il nous faut donc prendre au sérieux cette rupture d’un présent historique, instaurée par la volonté de donner un sens à un monde dont l’intelligibilité ne peut plus être trouvée dans un ailleurs, mais requiert un travail réflexif sur les pratiques de fonctionnement. Or, notre monde « moderne » est marqué par l’avènement de l’individu. En cela, les associations ont surgi dans cette modernité. Bien avant leur reconnaissance légale en 1901, elles ont été des espaces en rupture avec l’ordre ancien où les individus libérés de leurs attaches héritées s’organisaient d’une manière autonome pour répondre à des besoins de leur vie quotidienne et sociale. L’association au tournant du XIXe siècle est la figure emblématique d’une solidarité socio-économique fondée sur des principes démocratiques. En ce sens elle naît et se développe dans une société d’individus, en rupture avec cette vision communautaire postulant le collectif. Aujourd’hui, elle est traversée par le double mouvement d’une rationalisation croissante sous l’effet d’une économie de marché hégémonique qui contraint l’individu à assurer lui-même les conditions de son existence de plus en plus précaire et d’une requête à plus d’individualité dont l’existence requiert des étayages sécurisants. Non seulement, elle n’échappe pas à cette tension de la modernité, mais elle est sollicitée comme espace où le sujet peut se construire dans son autonomie et dans sa relation aux autres. Son organisation relève d’une construction socio-historique qui cherche à réguler cette tension, et à réduire le risque d’une fragmentation. La crise de la régulation évoquée précédemment atteste de la fragilité structurelle de l’association que l’institutionnalisation cherche à consolider.

En suivant le fil de la question sociale, celui qui trace la montée de l’individu, son exposition sur la scène sociale et les réponses institutionnelles qui visent à réduire l’écart de la réalité sociale avec les principes de liberté et d’égalité, fondateurs de la communauté politique, on voit l’émergence du fait associatif dans une pluralité de conceptions de la solidarité. L’institutionnalisation de la solidarité dans le cadre de l’État social, n’a pas seulement conforté ce travail de la société sur elle-même, elle en a fixé des cadres régulateurs au risque d’en brider les initiatives exerçant ainsi un pouvoir organisationnel au nom de l’intérêt général. Ainsi d’entrée, et saisie dans l’histoire de la question sociale, l’association apparaît comme une mutualisation de ressources, fondée sur la liberté individuelle de s’associer et dont le principe de coordination est celui de l’égalité entre membres associés (chap. 1).

Si ce pacte associatif semble disparaître aujourd’hui sous les effets du développement des activités et de leur professionnalisation, il n’en subsiste pas seulement des traces dans la culture associative. Les identités de métiers, qui se sont construites dans ces organisations fondées sur des engagements de solidarité, offrent des ancrages à ces valeurs de référence. Elles se transmettent ainsi entre administrateurs et professionnels et contribuent, à la pérennisation du bien commun par-delà les statuts des uns et des autres (chap. 2).

L’analyse institutionnelle de l’histoire singulière d’une diversité d’associations met en évidence une forme de correspondance entre les dynamiques d’émergence et les courants historiques de la solidarité. On y lit une logique d’action collective régulatrice des engagements individuels qui légitime un principe d’action. Il s’y forme ainsi une communauté d’individus en référence à un bien commun défini dans un espace public selon des modalités relevant de ce principe d’action. L’enjeu de la reconnaissance des associations par les pouvoirs publics est la légitimité à faire valoir ce bien particulier comme relevant de l’intérêt général, c’est-à-dire de la puissance publique. Ainsi, la dimension politique de l’association s’en trouve directement questionnée. D’où la confrontation entre deux conceptions du politique, celle de l’engagement civique à faire émerger un bien commun à partir des biens particuliers et celle de la puissance publique à le définir et le mettre en oeuvre. Le compromis institutionnel reconnaissant les associations comme lieux de l’émergence des questions sociétales en contrepartie du financement de leurs activités, réalisé au sein de l’État social, s’en trouve remis en jeu à travers une multiplicité de changements socio-économiques, mais aussi de l’action publique elle-même. La régulation institutionnelle y est mise à l’épreuve. Il y a alors affaiblissement de cet espace public particulier, dimension politique de l’association, et intégration dans les dispositifs publics au nom de l’intérêt général (chap. 3).

La lecture de l’histoire d’une association qui a traversé deux siècles nous donne à comprendre ce passage de la philanthropie à une logique publique. Leur coexistence dans le fonctionnement actuel est l’un des enjeux de la gouvernance. De plus, l’analyse socio-économique dévoile ce que peut signifier l’hybridation des ressources pour une association d’action sociale dont les activités sont financées par les pouvoirs publics ainsi que la dynamique d’innovation qu’elle sous-tend (chap. 4). Plus récente, une association de parents d’enfants handicapés, à la recherche d’une réactivation de son projet, s’interroge sur son identité parentale. La réflexion dirigeante présentée ici, cherche à légitimer un processus de rationalisation organisationnelle suscité par l’administration publique soucieuse d’outiller l’association pour la gestion de son développement (chap. 5).

Les mutations de l’action publique n’ont pas seulement placée l’association dans des environnements complexifiés et incertains, quittant ainsi la tutelle bienveillante d’un État central et donc lointain. Elles ont remis en question l’extériorité de cet environnement. Le territoire institutionnel ne peut être réduit à une contingence de l’organisation associative, il est le milieu dans lequel celle-ci déploie ses activités, y puise ses ressources en démultipliant les réseaux d’appartenance et d’influence. Aussi la notion d’encastrement est proposée pour rendre compte des régulations associatives dans la diversité de ses liens et de ses modes d’action. Elle donne à voir à travers trois formes de régulations les espaces d’échanges et de confrontations entre les associations et les pouvoirs publics (chap. 6).

Le développement des activités associatives résulte d’une coopération avec les pouvoirs publics, parties prenantes du fonctionnement. Comme tout événement qui donne à voir les logiques latentes, un conflit entre ces différents acteurs peut faire voler en éclat le compromis historique sur lequel l’association avait fondé son développement. La mise en oeuvre d’une démarche de changement négocié permet un déplacement des acteurs de leur posture initiale. S’ouvre alors la possibilité d’une redéfinition des modes de coopération en référence à un projet institutionnel. L’engagement des acteurs dans la réalisation est alors possible. Le dirigeant y apparaît moins comme porteur d’un projet que comme animateur et garant d’un débat entre acteurs, régulateurs d’une pluralité de représentations et d’engagements (chap. 7).

Dans un autre exemple, le point de départ de l’action dirigeante a été la réalisation d’un diagnostic. La connaissance de la dynamique institutionnelle qu’il a produit a été réappropriée par les différents acteurs. Ayant mis en évidence la trajectoire de l’association dans les diverses phases de son histoire, ce travail a pu en légitimer une nouvelle. La démarche impulsée par la direction a incité les professionnels à définir des projets en s’appropriant les dispositions de la loi 2002. Une nouvelle organisation interne des services de l’association s’en est suivie qui tente de réactiver une dynamique associative différenciée de l’activité des services. Ici, l’action dirigeante est réfléchie en termes d’engagement citoyen (chap. 8).

Les exemples présentés ici, ont des limites que les auteurs tiennent à interroger et dont ils livrent quelques-unes de leurs réflexions distanciées. Ces situations sont illustratives de ce que le changement impulsé, géré ou soutenu par les acteurs eux-mêmes n’échappe pas à la question de la bureaucratisation de leur organisation. Cette critique formulée ou esquissée par les acteurs qui y sont contraints interviennent au nom du sens, de la légitimité de ce changement, question cruciale et centrale de toute démarche. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre de nouvelles règles du jeu, encore faut-il s’interroger sur le sens de ces règles, sur leurs finalités. Telle est en effet la question que tente d’explorer le dernier chapitre.

Comment en effet conclure ce parcours qui alterne des études de cas à des essais de conceptualisation, si ce n’est en se saisissant de la question du changement et de sa finalité, fil de cet ouvrage ? Depuis plus d’une décennie, celle-ci est au coeur des pratiques dirigeantes visant à plus grande adaptation de ces organisations à leur environnement. Or, poser la légitimité du changement, n’est-ce pas aussi interroger les attendus implicites du discours sur la nécessité de s’adapter, alors que l’histoire des associations est celle d’une ouverture sur d’autres modèles que ceux véhiculés par la pensée dominante. Il s’agit ici de prendre la mesure des incohérences, des ruptures générées par ce mouvement dominant de la modernité libérale pour les investir et créer des espaces d’explorations non seulement en réponses spécialisées, ce que savent bien faire les associations, mais aussi en pratiques de gouvernance. Se saisir de ces faits porteurs d’avenir, sans doute peu médiatisés sur la scène institutionnelle publique pour construire des modes de coopération solidaire incluant toutes les parties prenantes. Deux scénarios sont esquissés à partir de situations analysées et modélisées. Ils donnent à penser des choix possibles pour les associations en quête de projets qui visent à soutenir la démocratisation de l’action sociale et médico-sociale, à prendre le développement de la citoyenneté comme finalité de l’action sociale (chap. 9).

Cet ouvrage est le fruit d’une recherche menée conjointement par des dirigeants associatifs et une équipe de chercheurs du Lise (Laboratoire Interdisciplinaire de Sociologie Économique), dans le prolongement du cycle de formation de Sciences-Po dirigé par Jean-Louis Laville. Il s’agissait d’engager une démarche de diagnostic dans un certain nombre d’associations du secteur social, médico-social et de la formation de travailleurs sociaux et d’en restituer le contenu auprès des acteurs rencontrés. Puis, par une réflexion collective transversale, menée dans un groupe réunissant les présidents et les directeurs de ces associations, l’objectif était de déterminer les grands traits des systèmes sociaux tels qu’ils se présentent en association afin d’identifier les leviers d’action pertinents dans le cadre de la dirigeance associative.

C’est pourquoi, ce livre peut être aussi lu comme une mise en perspective institutionnelle de questions rencontrées par les acteurs dirigeants. Il en présente les principales références théoriques ainsi que les outils mobilisés pour l’analyse.

Que tous les participants à cette démarche réflexive soient ici remerciés. Aux côtés des signataires des textes et de Fabrice Traversaz qui a pris part à l’animation du groupe de recherche, ont collaboré à ce travail : Marie-France Bricet, Muriel Brzegowy, Christian Laruelle, Gérard Lefebvre, Jean-Pierre Pinet, Éric Villard et Jean-Pierre Wissocq, présidents ou directeurs d’association.

Joseph Haeringer