K. Polanyi

L’institut Polanyi France doit son nom à Karl Polanyi (1886-1964), l’auteur qui nous a montré que la transformation des sociétés modernes en sociétés de marché est d’abord et avant tout le résultat d’une construction sociale et politique, et non l’effet de lois naturelles transcendantes.

KARL POLANYI

Karl Polanyi est un économiste, influencé par le socialisme et le marxisme, et connu pour son ouvrage La Grande Transformation.

Il naît à Vienne en 1886, mais passe sa jeunesse à Budapest. Il grandit au sein d’une famille cultivée de la bourgeoisie austro-hongroise, mais vite confrontée à des difficultés économiques, en raison des déboires de l’entreprise familiale, puis du décès de son père en 1905. Les distinctions scolaires reçues par Polanyi et les cours privés qu’il donne lui permettent alors d’aider sa famille. A l’université, il poursuit des études de droit, et mène une activité militante dans les domaines social et politique. En 1908, en particulier, il devient président d’une émanation de l’Association hongroise des libres-Penseurs, le Cercle Galilée, qui rassemble des étudiants socialistes et libéraux ayant comme devise Apprendre et Enseigner et dont l’objectif est la lutte contre l’illettrisme et la diffusion des idées de progrès au sein des classes populaires. En 1914, il participe à la création du parti radical hongrois et en devient secrétaire. Pendant la Première Guerre mondiale, il sert en tant qu’officier dans la cavalerie austro-hongroise, mais est démobilisé pour incapacité, en 1917, après être arrivé sur le front russe.

A l’issue de la guerre, il retourne à Budapest et reprend son activisme politique. Celui-ci le conduit à quitter Budapest pour Vienne, en 1919, comme Horthy installe un régime fasciste en Hongrie. A Vienne, Polanyi, démocrate radical jusqu’alors, s’affirme durablement comme socialiste. Il exerce la profession de journaliste économique et politique, notamment spécialisé dans les relations internationales. En 1933, la montée du fascisme en Autriche et en Allemagne le conduisent à partir pour l’Angleterre, où il restera jusqu’en 1947, donnant des cours du soir pour gagner sa vie. En 1947, à l’âge de 61 ans, il immigre pour les États-Unis, où il vient d’être recruté comme professeur d’économie par l’Université de Columbia, dans l’État de New York. A partir de 1950, il doit toutefois résider au Canada, près de Toronto, comme l’ancienne appartenance de son épouse au parti communiste hongrois lui vaut d’être inscrite sur la « liste noire » des personnes jugées indésirables par le gouvernement des États-Unis. Polanyi, retraité en 1953, poursuit néanmoins ses activités de recherche en économie jusqu’à sa mort, en 1964. En 1986, ses cendres sont transférées à Budapest.

A lire également, sur ce site, Karl Polanyi, une biographie intellectuelle, par Jérome Maucourant.

CE QUE POLANYI NOUS APPREND

L’œuvre de Karl Polanyi (1886-1964) est aujourd’hui indispensable, parce qu’elle propose des ressources intellectuelles pour desserrer l’emprise que la logique du marché mondialisé, financiarisé et dérégulé exerce sur nos vies et sur nos têtes. Elle permet également de nous prémunir contre la tentation, en réaction, d’attendre tout de l’État et d’abandonner notre conscience citoyenne et notre volonté de participer à l’action collective à des logiques techniciennes, bureaucratiques et centralisées.

Parce que la logique du marché est destructrice, nous devons réaffirmer notre qualité de citoyens autorisés à contrôler et à réguler la vie économique. Et parce que nous sommes citoyens, nous devons nous prémunir contre les dérives étatistes – ne pas basculer de l’illusion du marché autorégulateur à l’illusion de l’État omniprésent et plénipotentiaire, seul chargé de dire le bien commun et de l’organiser.

Ainsi pourrait se résumer l’appel de Polanyi : ni le seul marché, ni le seul État, mais la société civile et démocratique elle-même. Parce que l’économie de marché généralisé n’a pas toujours existé,  n’a rien de naturel et n’est pas tenable, il faut défendre les principes d’une économie plurielle et d’une société résolument démocratique.

1. L’économie de marché généralisé n’a pas toujours existé

L’histoire de l’économie menée par Karl Polanyi montre que le marché n’est pas un ordre naturel, spontanément auto-engendré, mais un ordre construit en étroite symbiose avec l’ordre politique et étatique, et en grande partie par lui. Le système de marché généralisé n’a pas existé en tous lieux et à toutes époques : il n’est pas la norme générale des échanges économiques, mais plutôt une exception historique.

Il ne s’impose selon Polanyi qu’en trois périodes historiques bien déterminées : la période hellénistique du IV-IIIe siècle avant Jésus Christ qui voit, pour la première fois dans l’histoire, se former une classe moyenne autonome de marchands ; la fin du Moyen-Âge où se forment, sous l’égide des États-nations naissants, des marchés régionaux puis nationaux intégrés là où dominait jusqu’alors la règle de la disjonction entre petit commerce territorial et grand commerce au loin. Et, enfin, après l’abolition en 1834 de l’Acte de Speenhamland (qui avait instauré une sorte de revenu minimal avant la lettre), le siècle du libéralisme économique qui fait reposer toute la vie économique sur les seuls motifs croisés de l’appât du gain et de la peur de mourir de faim[1].

Ailleurs, antérieurement, il existe des enclaves marchandes, des « ports de commerce », des marchés saisonniers plus ou moins interstitiels, des foires, mais pas de véritable économie de marché. L’économie, pourtant, y existe bien : il y a production et circulation des moyens matériels de satisfaire les besoins. L’économie n’est toutefois pas organisée et structurée par le marché à prix variables. Plus généralement, il ne faut pas identifier commerce et marché. Ce qui est en effet à peu près aussi vieux que l’humanité, c’est la pratique du commerce. Mais celui-ci, loin de s’organiser nécessairement et toujours sur le modèle du marchandage et de l’achat et de la vente, obéit en fait le plus souvent à la logique de la réciprocité – c’est-à-dire du don/contre-don, que Marcel Mauss a étudié dans l’Essai sur le don (1920) -, ou de la redistribution patrimoniale ou étatique. Le commerce peut être commerce par dons, commerce administré ou commerce de marché.

L’enjeu du travail historique de Polanyi doit être situé. La quasi-certitude est désormais installée un peu partout, en effet, que le sujet humain serait naturellement et de tous temps un homme économique, c’est-à-dire un individu calculateur ne songeant qu’à maximiser sa propre utilité. Autrement dit, un sujet qui, dans l’ensemble de ses relations avec ses semblables, se comporte de la même manière que le consommateur ou l’investisseur sur le marché des biens et de services, essayant d’en avoir le plus possible pour son argent ou, plus généralement, pour l’énergie qu’il dépense. Si cette vérité n’est pas apparue clairement jusque là, suppose l’idéologie libérale dominante, c’est que dans les sociétés passées le poids de la religion, des illusions, des mystifications et des dominations a été tel qu’il a empêché la pleine manifestation de l’essence calculatrice du sujet humain. Le marché, de ce point de vue, déchirerait le voile des illusions, et ferait enfin apparaître la vérité.

Mais cette vision largement acquise est fausse, nous dit Polanyi : l’homme n’est pas ou pas seulement un homo œconomicus. Loin de l’être dès l’origine et congénitalement, il ne commence à apparaître tel qu’au terme d’une histoire complexe. Loin d’être universels, le marché et l’homme économique sont des exceptions. Loin de s’engendrer naturellement et spontanément, ils sont les résultats d’une construction historique. Le marché n’est pas l’enfant légitime de la Nature mais l’enfant naturel du politique.

2. La société de marché n’est pas tenable

Dans toutes les sociétés humaines à l’exception de la société marchande, l’économie est pensée et gérée en tant qu’auxiliaire de la société, tandis que dans la société marchande, c’est la société qui est pensée et gérée en tant qu’auxiliaire du marché. L’économie n’est plus encastrée (embedded en anglais) dans les relations sociales, mais désencastrée (disembedded).

Pour que se forme une véritable économie de marché, systématique, cohérente et d’envergure, il faut que trois types de biens stratégiques deviennent soumis à la logique de l’échange marchand et soient traités comme des marchandises, alors qu’ils n’en sont pas et ne peuvent pas en être : le travail, la terre et la monnaie. Ces biens ne sont pas des marchandises puisqu’ils n’ont pas été produits, ou, s’ils l’ont été, ils ne l’ont pas été en vue d’être commercialisés sur un marché : le travail n’est rien d’autre que les êtres humains eux-mêmes, dont la société est faite, la terre est le milieu naturel dans lequel chaque société existe, et la monnaie a pour fonctions essentielles le paiement, l’échange et le compte. Mais le marché leur affecte un prix comme aux autres marchandises. Ils deviennent ainsi ce que Polanyi appelle des « quasi-marchandises » ou plutôt des « marchandises fictives » ; des marchandises qui n’en sont pas, mais qui le sont quand même tout en ne l’étant pas, car ne pouvant pas et ne devant pas l’être véritablement.

Quand le marché autorégulé est ainsi formé, désencastré du rapport social, généralisé, qu’il transforme à peu près tout en marchandises fictives, mettant l’ensemble de la société en adéquation avec sa logique singulière, alors la société elle-même devient une « société de marché ». Or, c’est ici que le bât blesse : durant le XIXe jusqu’à la moitié du XXe, selon Polanyi, ce modèle libéral a imposé à la société les épreuves du déracinement, de la paupérisation, de la prolétarisation de masse, de la première guerre mondiale, de l’écroulement du système monétaire et financier international, puis de la seconde guerre mondiale. « Notre thèse, écrit Polanyi, est que l’idée du marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en un désert » [2]. Et le moindre des maux de la société de marché n’est pas celui-ci : l’autonomisation radicale du marché auto-régulé crée les conditions psychiques de l’aspiration au totalitarisme. C’est ce qu’enseigne l’histoire : la contradiction entre les idéaux politiques des Lumières et la visée de société de marché a débouché sur le fascisme et le communisme, qui ont procédé à des réencastrements anti-démocratiques – et donc voués à l’échec, de l’économique dans le social et le politique.

Pour le fascisme, la démocratie est un anachronisme parce que seul un État autoritaire permet d’endiguer les perturbations inhérentes au capitalisme. Ne reconnaissant pas la possibilité d’une visée communautaire consciente et délibérée chez l’individu, il enferme toute aspiration à la communauté dans des dépendances charismatiques ; le culte du chef remplace l’autonomie personnelle et est couplé avec une doctrine corporative prônant un ordre technique dans lequel les branches de la production deviennent les dépositaires des pouvoirs économiques. L’objectif du fascisme est donc de supprimer la démocratie et d’organiser la société au profit d’un système économique structuré par des hiérarchies immuables. L’ambition du régime communiste est inverse : elle est d’étendre la démocratie au système économique. Mais le régime communiste assimile la démocratie économique au changement de propriété des moyens de production, tout en méprisant le droit et la démocratie représentative au motif qu’il s’agirait d’acquis formels, d’une superstructure traduisant l’hégémonie bourgeoise.

3. L’économie doit être plurielle

Polanyi définit un marxisme à visage humaniste, susceptible de fonder et de féconder une pensée social-démocrate radicale adaptée à notre temps. Aux déçus du marxisme comme aux désappointés du libéralisme économique, Polanyi offre l’espoir d’édifier une société humaine, décente et maîtresse d’elle-même, sans céder aux illusions de la toute-puissance politique ou marchande. Son socialisme est un socialisme non bureaucratique, un socialisme associationniste, très proche de l’idéal de Jean Jaurès et de Marcel Mauss – un socialisme qui n’abolisse pas le marché, mais le réencastre démocratiquement dans le rapport social.

A suivre Polanyi, les catastrophes sociales et économiques des années 1930 ont été telles que les sociétés ont dû développer, pour ne pas s’autodétruire, des politiques de protectionnisme vis-à-vis de l’extérieur et de protection sociale vis-à-vis de l’intérieur. Terminant La Grande Transformation en 1944, Polanyi pensait que le modèle libéral avait vécu, et que l’heure était désormais au socialisme, défini comme « tendance inhérente d’une civilisation industrielle à transcender le marché autorégulateur en le subordonnant consciemment à une société démocratique » [3]. Avec le recul de plus d’une cinquantaine d’années, il est manifeste aujourd’hui que les espoirs de Polanyi ont été déçus : le néo-libéralisme, dominant depuis la fin des années 70, a ressuscité l’utopie du marché autorégulateur, jugé encombrant et inefficace l’Etat social et éducateur, et affaibli toutes les protections collectives permettant d’endiguer ses propres ravages.

Désormais, ce n’est plus à l’échelle du village, de la région ou de la nation que se produit l’autonomisation radicale du marché : c’est à celle de la planète. Ce qui menace la société, ce qui produit une déshumanisation insupportable, ce n’est plus le marché autorégulé des biens, c’est le marché auto ou dérégulé de la finance, de plus en plus hors sol, réfugiée dans ces variantes de ports de commerce que sont les paradis fiscaux. Si l’on en croit Polanyi, et la crise financière récente lui donne mille fois raison, un tel désencastrement de la finance ne sera pas supportable longtemps. En ce début de XXIe siècle, il convient de retenir les leçons du XXe siècle. Les tentatives de dépassement du capitalisme y ont été des impasses totalitaires ; mais par ailleurs le néolibéralisme renvoie à une longue histoire, celle du dogmatisme de marché dont les conséquences se sont révélées désastreuses.

Comme Polanyi y invite, il faut aujourd’hui récuser la tendance néo-libérale à assimiler l’économie à l’économie marchande. Car l’économie n’est pas nécessairement marchande : au sens substantif, elle renvoie à la nécessité où se trouve toute société humaine de produire et de distribuer les moyens matériels de satisfaire les besoins. Il y a nécessairement, pour chaque type de société, une ou des façons spécifiques de s’organiser pour assurer la vie matérielle. Dans les faits, les sociétés humaines ont mobilisé plusieurs principes : le marché, mais aussi la redistribution et la réciprocité. Selon le principe du marché, les biens s’échangent selon leur prix, déterminé par le jeu de l’offre et de la demande. Selon le principe de la redistribution (patrimoniale ou étatique), le soin de la production est remis à une autorité centrale qui a la responsabilité de la répartir, ce qui suppose une procédure définissant les règles des prélèvements et de leur affectation. La réciprocité quant à elle correspond à la relation établie entre des groupes ou personnes grâce à des prestations qui ne prennent sens que dans la volonté de manifester un lien social entre les parties prenantes : les biens s’échangent par la voie du don et du contre-don.

La création de richesses ne procède pas que du marché, ni dans les sociétés passées, ni même dans la nôtre. Un autre pôle que l’économie marchande est en effet lui aussi constitutif de la modernité démocratique, celui de l’économie non marchande qui correspond aux secteurs dans laquelle la distribution des biens et services est confiée à la redistribution. Parce que l’économie marchande n’a pu réaliser la promesse d’harmonie sociale dont elle était porteuse, parce qu’elle a conduit à poser la question sociale, il a fallu la réglementer et promouvoir des institutions susceptibles d’en contrecarrer les effets destructeurs. Ainsi est né l’État social, qui confère aux citoyens des droits individuels, grâce auxquels ils bénéficient d’une assurance couvrant les risques sociaux, ou d’une assistance constituant un ultime recours pour les plus défavorisés. Ainsi est né également le service public, proposant comme le marché des biens et des services, mais revêtant pour sa part une dimension de redistribution, et soumis aux règles édictées par une autorité publique soumise au contrôle démocratique. D’autre part, l’économie marchande n’a pas non plus réussi à totalement détruire la circulation non monétaire des biens et des services, hors de toute préoccupation strictement économique, tel qu’on l’observe tous les jours entre les individus, dans la logique du don et du contre don et de la réciprocité.

Il faut aujourd’hui défendre et promouvoir la redistribution et la réciprocité, les protéger des poussées dérégulatrices du marché. Ceci ne signifie pas qu’il faille viser la destruction du marché. Karl Polanyi n’a jamais plaidé pour la suppression du marché, mais pour sa « domestication ». En défendant l’idée d’une nécessaire auto-protection de la société, il invite simplement à construire une économie plurielle, cantonnant le marché à sa juste place, aux côtés de la redistribution et de la réciprocité. Les modalités qu’il envisage confèrent à l’État la tâche de redistribuer la richesse produite par le marché et de le contrôler. Mais ce n’est pas tout : il s’agit aussi de faire vivre et de dynamiser l’ensemble des associations de producteurs et de consommateurs qui forment la chair vive de la société, et, plus globalement, de partir des inventions institutionnelles ancrées dans les pratiques sociales et des réactions émanant de la société actuelle.

La convergence entre l’œuvre de Karl Polanyi et celle de Marcel Mauss est de ce point de vue particulièrement marquée. Elle porte d’abord sur l’analyse de l’économie : chez ces deux auteurs, la dénonciation de l’emprise du marché repose sur le constat que le mode d’organisation de l’économie n’est pas l’expression d’un ordre naturel, mais la conséquence d’un ensemble de logiques et de formes de production et de circulation des richesses. Elle porte également sur la vision du changement démocratique : comme l’écrit Mauss, celui-ci ne passe nullement par « ces alternatives révolutionnaires et radicales, ces choix brutaux entre deux formes de sociétés contradictoires mais [...] par des procédés de construction de groupes et d’institutions nouvelles à côté et au-dessous des anciennes » [4].

4. La société doit être démocratique

La pensée de Karl Polanyi invite également à plaider pour un renouveau démocratique. Comme l’expliquent ses études sur le totalitarisme, l’économie de marché généralisé s’oppose à la démocratie, puisque la vision économique du monde, quand elle devient une fin en soi, finit par refuser aux processus démocratiques le droit de définir un sens et un projet humain. Les décisions politiques, au sein de l’assemblée générale de l’association ou de la mutuelle comme au sein des parlements, ne doivent pas s’effacer devant la seule loi du marché.

Le droit à la décision démocratique doit faire l’objet d’une réappropriation progressive, d’autant plus que Polanyi a suffisamment montré que la démocratie ne procède pas historiquement du marché, et qu’elle se forme et peut se reproduire avant et sans lui. Telle est en effet la leçon principale de son travail sur la Grèce démocratique : la pensée rationnelle et l’invention de la démocratie n’y ont pas été le résultat d’une économie de marché, puisque celle-ci n’y existait pas encore.

Il faut encourager les pratiques sociales visant à l’émancipation au sein même de la société civile. Il faut veiller aussi à ce que ces pratiques influent effectivement sur les politiques publiques, sans quoi elles ne cesseront jamais d’être des expérimentations marginales. Pour ce faire, nous avons sans doute besoin d’apprentissages individuels et collectifs, comme Polanyi, qui était un fervent partisan de l’accès universel à l’éducation, l’a souvent recommandé : par de tels apprentissages, nous serons à même d’évacuer le mythe de la fatalité et de l’impuissance, de nous convaincre que les lois de l’économie peuvent se négocier et de nous former aux postures et aux règles de l’action collective[5]. Comme il l’a écrit : « Plus on cultive en profondeur la richesse et la diversité des institutions de la démocratie, plus il devient réaliste de déléguer les responsabilités aux individus. » [6]

Précisons que l’objectif de reconnaissance et de légitimation d’une économie multipolaire ne suppose aucun oubli de la domination marchande. Il s’agit au contraire de réagir à l’illusion lénifiante d’une harmonie intrinsèque à la société de marché en réintroduisant de la conflictualité entre principes économiques différents, et donc en favorisant des débats démocratiques sur les différentes options économiques. La démocratie délibérative elle-même ne doit pas viser la réconciliation universelle, mais l’explicitation des choix dans la sphère publique : délibérative, la démocratie doit aussi être « agonistique » pour reprendre l’expression de Chantal Mouffe, c’est-à-dire faire place aux tensions et aux négociations dynamiques qui enrichissent tout débat, et permettre ainsi une reprise de pouvoir des sociétés humaines sur leur économie.

Bibliographie indicative sur Karl Polanyi


Jérôme Maucourant :

  • 1998, Avec Jean-Michel Servet et André Tiran (dir.), La modernité de Karl Polanyi, Paris, L’Harmattan.
  • 2005, Avez-vous lu Polanyi ?, Paris, La Dispute.

Karl Polanyi :

  • 1975, Avec Conrad M. Arensberg et Harry W. Pearson, Les systèmes économies dans l’histoire et la théorie (préface de Maurice Godelier), Paris, Larousse, traduction française d’Anne et Claude Rivière (texte original: Trade and Market in the Early Empires. Economies in History and Theory, Glencoe, III., Free Press, 1957)
  • 1977, The Livelihood of Man, New York, Academic Press.
  • 1983, La Grande Transformation, Paris: Gallimard, coll. «Bibliothèque des sciences humaines», traduction française de Catherine Malamoud et Maurice Angeno (texte original: The Great Transformation, New York, Farrar, Rinehart & co, 1944).
  • 2008, Essais (préface de Michèle Cangiani et Jérôme Maucourant, postface d’Alain Caillé et Jean-Louis Laville), Paris: Seuil.

Kari POLANYI-LEVITT (dir.), 1990, The Life and Work of Karl Polanyi, Montréal, Black Rose Books.

Revue du Mauss semestrielle, 2007, « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand », n°29, La Découverte/MAUSS, premier semestre. Et tout particulièrement, dans ce numéro :

  • Alain Caillé, Jean-Louis Laville, «Actualité de Karl Polanyi», p. 80-108 (nous recommandons également, pour une étude des convergences entre Karl Polanyi et Marcel Mauss, Jean-Louis Laville, «Avec Mauss et Polanyi: vers une théorie de l’économie plurielle», La Revue du Mauss, 1er semestre, n° 21, Paris, La Découverte; repris dans Problème économiques, n° 2821, Paris, La Documentation française, sept. 2003).
  • Christian Laval, «Mort et résurrection du capitalisme libéral», p. 393-410;
  • Marguerite Mendell, «Karl Polanyi et le processus institué de démocratisation politique», p. 444-463.

 Notes

[1] Les recherches historiques plus récentes ont montré que le marché faiseur de prix, auto-régulé, est né bien plus tôt, en davantage d’endroits et qu’il a duré, avant même la toute récente modernité, bien plus longtemps que Polanyi ne l’a cru. Toutefois, ces nouvelles recherches n’invalident pas la thèse de l’engendrement politique et donc artefactuel du marché : elles la confortent plutôt (voir Alain Caillé, Jean-Louis Laville, « Postface », dans Cangiani, Maucourant, p. 569-574).

[2] Karl Polanyi, La Grande Transformation, p. 22.

[3] Karl Polanyi, La Grande Transformation, p. 302.

[4] Marcel Mauss, Écrits politiques (textes réunis et présentés par M. Fournier), Paris, Fayard, p. 265.

[5] Marguerite Mendell, « Karl Polanyi et le processus institué de démocratisation politique », Revue du Mauss, 1er semestre, n° 29.

[6] Karl Polanyi, 1933, « The mechanisms of the world economic crisis », traduction de l’allemand par Kari Polanyi-Levitt de « Der Mechanismus der Weltwirtschaftskrise », Der Oesterreichische Volkswirt, vol. 25, 1933.