Au-delà du règne de l’intérêt : la critique morale du capitalisme des premiers socialistes français

Écrit par Philippe Chanial

Le principe d’association a constitué le cœur du projet politique des premiers socialistes, pour lesquels il devait permettre de concilier bonheur individuel et bonheur collectif. Par la coopération libre et volontaire, pensaient-ils, en développant l’association de producteurs ou encore le mutualisme, il deviendrait possible d’éviter l’égoïsme individuel tout comme le despotisme du collectif, et, plus globalement, de promouvoir une société démocratique favorisant le plein déploiement des capacités morales de chacun. A l’heure de la crise des systèmes politiques et de la société de marché mondialisée, la voie qu’ils ont ouverte peut encore guider nos pas.


Le socialisme n’a sûrement pas le monopole du cœur, comme l’avait soutenu en 1974 un futur Président de la République française devant son adversaire de gauche du moment, qui lui succédera en 1981. Plus d’un siècle avant ce duel télévisé, Marx avait lui-aussi et tout autrement moqué le moralisme impénitent des précurseurs français du socialisme. Il est vrai que ceux-ci furent bien indissociablement des économistes et des moralistes. Et c’est bien ce qu’il leur reprochait lorsqu’il ridiculisait leur idéalisme utopique, leur sentimentalisme religieux, leur philosophie misérable et leur économie politique si approximative. Ces reproches sont sévères. Ils le sont non seulement parce que son analyse économiques du capitalisme doit beaucoup plus qu’il ne consentit à l’avouer à Saint-Simon (1760-1825), Fourier (1772-1837), Pecqueur (1801-1887) et Proudhon (1809-1865), mais surtout parce que ces auteurs n’ont jamais prétendu que l’on pourrait, à l’instar du matérialisme historique, faire « l’économie » d’une critique morale du capitalisme.

En effet, ce qui rapproche ces pionniers du socialisme, en dépit de leurs différences et de leurs controverses incessantes, c’est leur commune aversion pour cette morale de l’intérêt qui, traduit comme exigence de laisser-faire par les économistes, a conduit aux injustices et au désordre propres au capitalisme moderne. Or justement, sous bien des aspects, le matérialisme de Marx et de ses disciples est toujours resté prisonnier de cette imaginaire utilitaire. Dès lors, n’est-ce pas cet « autre socialisme »[1] qui mérite, dans le contexte du « marché-monde » qui est désormais le nôtre, d’être redécouvert ? Sa quête d’une alternative tant au despotisme du collectif qu’à l’égoïsme de l’individuel, ce double écueil du « socialisme absolu » et de l’« individualisme absolu » selon les termes de Pierre Leroux , n’est-elle pas aujourd’hui d’une profonde actualité ? Esquissons brièvement les principales lignes de force de cette tradition négligée.

 L’intérêt mène-t-il le monde ?

« C’est l’intérêt qui mène le monde. Votre intérêt à vous est un intérêt de classe. Vous ne devez pas avoir d’autres mobiles que vos intérêts de classe : Justice, Droit, Liberté, Egalité, Fraternité, blagues bourgeoise que tout cela ! Vous êtes exploités, vous ne voulez plus l’être : voilà votre Droit et votre Justice ». Tel est, selon Benoît Malon, cette grande figure oubliée du socialisme français de la fin du 19ème siècle, le discours que les disciples de Marx, fidèles traducteurs de la pensée du maître, tiennent aux ouvriers. Or, en suggérant ainsi que les intérêts économiques constituent l’exclusif mobile des efforts et des luttes du mouvement ouvrier, ce socialisme étroitement matérialiste ne reconduit-il pas l’utilitarisme étroit du système capitalisme qu’il prétend dénoncer ? Ne conduit-il pas alors à amputer le socialisme de l’une de ses dimensions constitutive, sa dimension morale ?

Ce socialisme moral, dont Malon, mais aussi Jaurès ou l’anthropologue M.Mauss sont les héritiers fin de siècle, s’ébauche au lendemain de la Révolution. Le contexte historique est à l’évidence favorable à une telle synthèse de critique sociale et morale. La Révolution et l’Empire ont en effet laissé derrière eux un vide que les meilleurs esprits essaient de combler. Or, entre 1815 et 1830, sous la Restauration, ce vide est plus que jamais béant. Coupée de sa légitimité religieuse, le pouvoir monarchique n’inspire plus à ses sujets ni foi ni croyance. « Dans cette ligue, dont la peur est l’âme, suggère en 1823 Théodore Geoffroy, l’un des premiers inspirateurs de Proudhon, il n’y a plus rien de moral : l’intérêt seul en serre les noeuds ». Cette critique de la toute puissance de l’intérêt se radicalisera encore sous la Monarchie de Juillet que le libéral Tocqueville comparera – comme Marx – à une gigantesque société par action.

Le point de départ commun aux saint-simoniens et fourieristes, c’est le constat d’un désordre social, économique, moral mais aussi intellectuel, bref selon la formule de Pierre Leroux (Aux politiques, 1832), le règne de la « désassociation ». Son symptôme principal est le développement d’un phénomène alors nouveau, celui de la concurrence économique. D’où, en premier lieu, une même critique de cette science dépourvue de moralité, selon la formule saint-simonienne, l’économie politique, cette « science de la richesse des Nations qui meurent de faim » pour le fouriériste Victor Considérant. Or cette critique du libéralisme économique est directement adressée aux révolutionnaires tant, comme le souligne Fourier, ce n’est qu’en 1789 que les marchands furent tout à coup « transformés en demi-dieux », abandonnant le siècle suivant tout entier à l’agiotage et au culte du Veau d’or (La Fausse Industrie, 1835).

C’est en effet chez Fourier et les fourieristes que la critique du capitalisme est la plus sévère. Que l’on relise par exemple son Traité de l’Association domestique et agricole (1822). Fourier y dissèque la rhétorique libérale, dénonce les « fausses libertés », principalement l’anarchie du commerce qui menace le seul droit qui soit utile, le droit au travail, et cette illusoire égalité « où le peuple souverain n’a ni travail, ni pain, vend sa vie à cinq sous par jour et se voit traîner à la boucherie, la corde au cou ». Au même moment, les saint-simoniens, de leur côté, dénoncent « le principe fondamental, laissez faire, laissez passer, [qui] suppose l’intérêt personnel toujours en harmonie avec l’intérêt général, supposition que des faits sans nombre viennent démentir » (Exposé de la doctrine de Saint-Simon, 1819). Dans une société régie par la logique de la concurrence, un seul sentiment selon eux domine toutes les pensées, l’égoïsme. « Sauve qui peut », « chacun pour soi » et « Dieu pour personne ». De cette « lutte à mort », quelques heureux triomphent peut-être, mais au prix de la misère complète de victimes innombrables. Quant à Proudhon, malgré sa fascination pour l’économie politique, il ne cesse, dans le même sens, de reprocher aux économistes classiques de « prêcher la raison du hasard, la souveraineté de l’antagonisme, le respect du parasitisme, la nécessité de la misère », bref de préconiser « l’insolidarité économique » (De la justice, 1858). En fait, cette prétendue science n’en est pas une. Simpliste et toute négative, elle ne consiste pour Proudhon qu’à repousser du domaine de l’économie, l’intervention du droit et le rappel à la solidarité humaine, considérés comme autant d’attentats à la science et à la liberté.

Bonheur individuel, bonheur collectif

Contre l’individualisme libéral et son précepte du chacun pour soi, la morale des premiers socialistes vise avant tout à articuler bonheur individuel et bonheur collectif. Même si, certains saint-simoniens, aux moments les plus extrêmes de leur exaltation religieuse, manifesteront la tentation d’un altruisme épuré et préconiseront une morale fusionnelle, les plus conséquents d’entre eux n’y succomberont jamais. Notamment Pierre Leroux qui note ainsi avec ironie dans son fameux article De l’individualisme et du socialisme (1834) : « Les uns appellent liberté leur individualisme, ils le nommeraient volontiers une fraternité ; les autres nomment leur despotisme une famille. Préservons-nous d’une fraternité si peu charitable, et évitons une famille si envahissante ». La morale socialiste, d’une façon générale, ne vise donc pas à résorber l’intérêt dans la sympathie mais à forger une synthèse nouvelle entre amour de soi et amour des autres, égoïsme et altruisme, liberté personnelle et solidarité sociale.

La quête d’une telle synthèse est au cœur de la pensée de Saint-Simon et plus encore des saint-simoniens. Pour ces derniers, tel Bazard et Enfantin, l’homme est fondamentalement un homo duplex : « le calcul ou le raisonnement, la science, appliquée aux intérêts matériels n’est pas le seul mobile des actes humains ; nous agissons par suite de sympathies ; nous sommes raisonneurs, mais aussi passionnés ; nous sommes intéressés, et cependant nous savons nous livrer au dévouement le plus généreux » (Doctrine de Saint-Simon, 1819). C’est d’abord par le sentiment que l’homme vit, qu’il est sociable, qu’il s’attache au monde et se lie aux autres hommes. C’est d’abord l’affection, et non le calcul, qui nous attire vers autrui. Ainsi, « si l’on fait abstraction des sympathies qui unissent l’homme à ses semblables, qui le font souffrir de ses souffrances, jouir de leurs joies, vivre enfin de leur vie, il est impossible de voir dans les sociétés autre chose qu’une agrégation d’individus sans liens, sans relations et n’ayant pour mobile de leurs actions que l’impulsion de l’égoïsme ». Intérêts personnels et devoirs sociaux n’ont donc pas vertu à s’opposer dés lors que le lien qui unit les hommes est senti par chacun. Amour de soi et amour des autres se fondent l’un et l’autre dans cette joie que chacun se donne librement d’exercer « la divine faculté de la sympathie ». Se dévouer à autrui, n’est-ce pas s’accomplir pleinement comme individu, en perfectionnant cette part précieuse de la nature humaine que l’individualisme libéral délaisse, nos sentiments sociaux ? Conformément à ce que nous dictent ces sentiments, les hommes doivent donc « s’entraider, puisque leurs destinées sont enchaînées, puisqu’ils sont solidaires des souffrances, des joies des uns des autres, et qu’ils ne peuvent s’avancer dans les joies de l’amour, de la science, de la puissance, qu’en étendant sans cesse cette solidarité ».

A la morale de la sympathie des saint-simoniens répond chez Fourier une morale des passions, une morale harmonique. Contre les illusions distillées autant par les moralistes, prêchant le mépris des richesses et « l’amour des plaisirs que l’on goûte sous la chaume », que par les économistes qui excitent à l’inverse la convoitise effrénée et plaident pour le trafic et le mensonge, il souligne que la seule réalité propre à définir le bonheur, ce sont les passions. « Le bonheur, sur lequel on a tant raisonné ou plutôt tant déraisonné, consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire » explique-t-il déjà dans la Théorie des quatre mouvements(1808). Il ne s’agit donc pas de les mortifier ou de les corriger, mais simplement de découvrir « le secret de l’unité des intérêts » qui permette de les satisfaire toutes. Toutes mais avec tous et pour tous. Or, dans l’« ordre civilisé » du capitalisme naissant, règne le mal social par excellence, cette « dissidence perpétuelle » qui résulte avant tout d’un individualisme et d’un égoïsme étroits, d’une désunion profonde entre les hommes. Si Fourier critique l’égoïsme, c’est donc, paradoxalement, au nom de son individualisme et de son sensualisme forcenés. Dans la mesure où les passions qui définissent la personnalité individuelles ne peuvent pleinement s’épanouir qu’en collectivité, atteindre le « bonheur social » exige alors d’inventer une nouvelle forme d’organisation collective, la plus rationnelle et la plus passionnelle qui soit, où les passions de chacun, savamment combinées, seront employées et développées pour le bonheur et l’harmonie finale de la société.

Comme Fourier, Proudhon n’a jamais été l’apôtre d’un altruisme sentimental. Ses violentes diatribes contre les doctrines, principalement communistes, de la fraternité expriment bien son refus du sacrifice et de l’abnégation du moi. « Me contraindre au dévouement, c’est m’assassiner » écrit-il dans ses Contradictions économiques de 1846. Son apologie, souvent provocatrice, des « moeurs utilitaires » est d’abord adressée à ce socialisme – notamment saint-simonien – qui s’est fait sentimental, évangélique voire théocratique alors que la Révolution exigeait qu’il se fasse justicier. Pour autant, Proudhon ne cesse de le répéter, il est impossible de déduire la morale de l’intérêt ou la justice de l’utile. Au contraire, la justice est supérieure à l’intérêt. S’il y a aussi souvent opposition que solidarité entre les intérêts des hommes, il y a toujours entre eux communauté de dignité. La justice, Proudhon la définit en effet comme « le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine » (De la Justice, 1858). En ce sens, elle présente un caractère inconditionnel et c’est sur sa base que doit être reconstruite la société. La justice est ainsi appelée par Proudhon à régir ce libre « régime des contrats » qu’il préconise de substituer au tyrannique « régime des lois ». Cette « anarchie positive » où l’ensemble des relations sociales se nouerait sous la forme de contrats volontaires et mutuels entre les individus ou entre les groupes sociaux, Proudhon l’oppose avec force au contractualisme libéral. En effet, rien, dans l’exclusive préoccupation de l’intérêt personnel, n’oblige à souscrire des contrats justes ni même à respecter les contrats souscrits. Selon l’économie politique dominante, les hommes peuvent bien se promettre tout ce qu’ils veulent. Dans leurs relations économiques, ils ne se doivent absolument rien et ainsi l’ami pourra légalement, rationnellement et scientifiquement, ruiner son ami. Le régime des contrats, pour réaliser justice et réciprocité, doit donc reposer sur la confiance mutuelle, sur le modèle de la promesse ou du serment. Exigeant des autres le respect de sa propre dignité et le devoir de respecter cette dignité en autrui, cette fidélité au pacte, quel qu’en soit le prix et au besoin contre son propre intérêt, résume ainsi la loi de la justice.

Morales socialistes, morales de l’association

On aurait tort de considérer que ces morales de la sympathie, de l’harmonie ou et de la réciprocité que je viens de rappeler, ne constitueraient qu’une réaction moralisatrice à la doctrine de l’intérêt promue par le capitalisme naissant. Le socialisme, note Eugène Fournière au tournant du siècle, « veut constituer le milieu dans lequel l’individu ne soit plus aussi violemment incité à sacrifier l’intérêt d’autrui au sien propre, où soient unis, jusqu’à se confondre, l’intérêt individuel et l’intérêt social » (Histoire des doctrines socialistes, 1904). Cette solidarité doit donc trouver la forme sociale par laquelle elle pourra faire société. Or, pour tous ces pionniers français du socialisme, « le milieu socialiste » par excellence, l’espace privilégié où peut s’opérer cette harmonisation coopérative des intérêts, n’est ni le marché, ni l’Etat, mais l’Association.

L’associationnisme des saint-simoniens se déduit de leur morale de la sympathie et, avec elle, de leur philosophie de l’histoire. Celle-ci raconte en effet quels sont les « actes passionnés » qui ont favorisé ou contrarié la marche de la société vers une solidarité croissante et témoigné à chaque époque des sympathies humaines. Le progrès de l’humanité ne s’identifie plus, comme dans le grand récit libéral, à l’émancipation de l’individu brisant les chaînes qui l’enchaînaient à la société, mais au progrès non-interrompu de l’Association. L’état d’Association, comme sortie de l’état d’antagonisme, progresse sans cesse, sous ses formes successives : famille, cité, Nation, fédération, etc. Aujourd’hui, il faut enfin réaliser cet état, l’universaliser : « L’Association qui met un terme à l’antagonisme n’a pas encore trouvé sa vraie forme. L’antagonisme n’a donc pu prendre fin. Il disparaîtra le jour où l’Association sera devenue universelle » (Doctrine de Saint-Simon, 1819). L’Association, modèle d’une autre humanité, définit ainsi une religion, au sens étymologique de religare, de lien, d’unité, de convergence. Elle peut alors constituer une matrice symbolique générale, garante de concorde et modèle d’une multiplicité de réformes sociales, morales, économiques et politiques : association industrielle contre le laisser-faire des économistes et l’antagonisme de la concurrence opposant le bourgeois et le prolétaire, association de l’homme et de la femme (les saint-simoniens seront des précurseurs du féminisme) ; association des peuples dans une fédération d’abord européenne, etc.

Le socialisme de Fourier et de ses disciples, notamment Victor Considérant est aussi, mais autrement, un socialisme de l’association. En effet, le Vendredi Saint de 1819, Fourier prétend avoir fait une grande découverte : « Le secret de l’Unité d’intérêts, proclame-t-il dans la Théorie de l’Unité universelle, est dans l ‘Association ». Quel est le sens de cette découverte ? Contre les saint-simoniens, qu’il qualifie d‘autoritaires et de moralistes, Fourier, ce sensualiste d’extrême-gauche, affirme qu’associer les hommes, ce n’est rien d’autre qu’associer les passions, quelles qu’elles soient. L’individu étant un « être essentiellement faux » car il ne peut à lui seul opérer le développement de ses douze passions, les hommes sont donc voués à s’associer selon leurs goûts, leurs sentiments, leurs idées, afin qu’ils s’aident mutuellement à satisfaire leurs passions. C’est donc bien l’émancipation complète de l’individu qui exige qu’il s’associe librement à ses semblables. L’« orchestre passionnel » ne peut commencer avec l’individu isolé, mais à l’échelle de ces groupes, et des groupes combinés, au niveau de l’ensemble de la société. Dans ce but, Fourier préconise la constitution de « phalanges » ou « phalanstères » à la fois domestiques, agricoles et industriels. Plusieurs centaines d’individus des deux sexes et de tous âges sont ainsi invités à se regrouper par séries affectives pour organiser la production et l’ensemble de la vie commune. Dans ces associations « en matériel » et « en passionnel » règnera l’abondance, le « luxe universel » et le travail attrayant. Les individus n’auront alors plus de raisons d’être fourbes, menteurs ou voleurs. L’ordre règnera, les individus seront heureux, l’homme jouira.

La morale proudhonienne de la réciprocité, sa justice du contrat est, elle aussi, indissociable d’une même foi dans les vertus de l’association. Dans La Capacité politique des classes ouvrières (1865), il écrit ainsi : « L’Association, dont les novateurs contemporains ont cherché la formule, que Fourier, artiste, mystique et prophète, nommait Harmonie, cette Association fameuse qui ne peut être ni la communauté, ni identifiée avec la constitution politique ou l’Etat, ni avec les Sociétés de commerce, l’association, que la Démocratie ouvrière persiste à invoquer comme la fin de toute servitude et la forme supérieure de toute civilisation, qui ne voit qu’elle n’est et ne peut être autre chose que la mutualité ». L’« association mutuelliste » est donc la forme privilégiée par laquelle doit se concrétiser son idéal contractuel d’une juste réciprocité. Elle est cette « formule de justice » en vertu de laquelle les membres de la société se promettent et se garantissent réciproquement service pour service, crédit pour crédit, valeur pour valeur, bonne foi pour bonne foi, liberté pour liberté, propriété pour propriété, etc. Afin de réaliser cette République des associations, il s’agit donc pour Proudhon d’associer librement d’une part, ceux que l’anarchie économique désassocie et voue à l’exploitation mutuelle – les travailleurs entre eux, les producteurs et les consommateurs, les prêteurs et les emprunteurs, etc. – et d’autre part ceux que le gouvernementalisme et le centralisme politique enrôlent de force. La République suppose ainsi de redéfinir les liens économiques mais aussi politiques – c’est le sens de son fédéralisme – comme des liens de réciprocité, basés sur la coopération libre et volontaire.

Conclusion

Même si, à l’exception notable de Pierre Leroux et du fourieriste Victor Considérant, ces socialistes n’ont pas explicitement identifié leurs projets et leurs utopies à la démocratie, je crois que, sous ses différentes formes, cette morale et cette politique de la coopération réciproque peut profondément enrichir notre intelligence et notre pratique de celle-ci. Ces auteurs nous invitent en effet à parler un autre langage que le seul langage de l’intérêt ou des droits individuels pour redonner toute sa place et sa dignité théorique à la solidarité et au désintéressement qui, comme Marcel Mauss le soulignait dans son Essai sur le don, constituent les noeuds de tout rapport social. En nous rendant ainsi sensible à la « délicate essence de la cité » (Mauss), cette tradition nous rappelle que la démocratie n’est une réalité que si elle est effectivement un lieu de vie commun, régi par la coopération quotidienne entre les individus et animé par cette common decency chère à George Orwell et, aujourd’hui, à son héritier français, Jean-Claude Michéa. Dans cette perspective, une société est d’autant plus démocratique qu’elle favorise le déploiement des capacités morales des individus à s’obliger réciproquement, à nouer entre eux les « liens invisibles de la confiance », et, qu’à l’inverse, elle l’est d’autant moins qu’elle réprime, laisse en friche ou à l’abandon ce sens ordinaire de la solidarité et avec elles les joies de l’engagement public, notamment sous ses formes associatives. Au regard de ce critère, il ne paraît pas illégitime de conclure que nos sociétés contemporaines, marquées tant par la crise de légitimité de leurs systèmes politiques que par le déferlement mondial de logique utilitaire du marché, ont encore du chemin à parcourir. Mais ceux que nous avons brièvement évoqués ne nous ont-ils pas frayé la voie en appelant l’esprit du don et l’esprit de l’association à guider nos pas ?

.[1] La Revue du MAUSS semestrielle, n°16, « L’autre socialisme », La découverte/MAUSS, 2000.

Philippe Chanial est maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine.