Les origines populaires de l’économie sociale au Québec : de l’encastrement à l’utopie

Écrit par Martin Petitclerc

Cet article de Martin Petitclerc est issu d’une recherche sur la culture solidaire mutualiste au sein des milieux ouvriers québécois lors de la mise en place de l’économie de marché au milieu du XIXème siècle. À partir de la théorie de l’encastrement de Karl Polanyi, l’auteur démontre que les milieux ouvriers québécois ont résisté d’une façon originale aux pressions de l’économie de marché et du capitalisme moderne. Cette résistance s’est incarnée dans de multiples sociétés ouvrières de secours mutuels qui, d’une façon pragmatique, ont tenté de nourrir une conception différente de l’économie fondée sur la coopération et non sur la concurrence. L’auteur montre finalement que cette réponse pragmatique à la question sociale a également nourri des utopies, dans la mesure où la mutualité a débouché sur le projet d’une communauté ouvrière autonome, démocratique et solidaire.


L’Institut Polanyi remercie la Revue du Mauss permanente de l’autoriser à publier ce texte.


1. Introduction

Cette recherche sur l’histoire de la mutualité ouvrière québécoise est inspirée par des préoccupations pour les problèmes de la société actuelle[1]. Ainsi, le choix d’étudier les sociétés de secours mutuels est directement lié à cette crise de l’État providence dont on ne cesse de nous rappeler l’importance depuis plusieurs années. Certains auteurs ont, au cours des dernières années, parlé d’une « nouvelle question sociale » pour bien rappeler cette contradiction profonde, qui remonte aux origines de la démocratie libérale au début du XIXème siècle, entre l’espoir qu’a fait naître la démocratie et le désenchantement qui a accompagné la persistance d’inégalités sociales profondes[2]. Cette « nouvelle question sociale » a incité à réfléchir à ces nouvelles formes de solidarité, regroupées habituellement sous le concept d’économie sociale ou solidaire, qui ont émergé de la société civile au tournant des années 1970, au moment même où l’État providence entrait en crise. Cela rappelait la « vieille économie sociale » qui avait été présentée comme l’une des principales réponses à la « première » question sociale qui a accompagné la mise en place du capitalisme au XIXème siècle[3]. Dans ce contexte de va-et-vient avec le passé, nous avons donc cru intéressant d’étudier la plus importante institution québécoise d’économie sociale au XIXème siècle, c’est-à-dire les sociétés de secours mutuels.

2. Le mouvement mutualiste au Québec

Qu’est-ce donc que les sociétés de secours mutuels ? Ces sociétés offraient une large gamme de services à leurs membres qui provenaient en grande majorité de la classe ouvrière. En mettant en commun les ressources financières de chacun, par le biais du paiement d’une cotisation mensuelle, les membres recevaient une indemnité financière lorsqu’ils ne pouvaient plus compter sur leur salaire, que ce soit pour cause de maladie, d’accident, d’invalidité ou de vieillesse. Outre ces indemnités, les sociétés de secours mutuels payaient également les coûts de la cérémonie funéraire et de l’enterrement et donnaient une pension ou un montant forfaitaire à la veuve et aux orphelins lors du décès du membre. Si ces types de services aux membres nous permettent d’identifier les associations mutualistes à un pôle commun, ils ne nous disent pas tout ce qu’il y a à savoir sur ce mouvement. C’est dire que l’association peut être davantage que la simple mise en commun de ressources afin de fournir certains services qui ne sont pas offerts par le marché ou par l’État. Comme nous le verrons plus loin, la mutualité était davantage qu’un organisme économique de protection puisqu’elle visait à renforcer le tissu social à l’intérieur des communautés ouvrières.

C’est autour des années 1850 que le mouvement mutualiste s’est véritablement développé au Québec. À ce moment, l’association est pourtant à peu près inconnue dans les milieux ouvriers qui ne peuvent même pas s’en remettre à une quelconque tradition corporative, inexistante depuis l’époque de la Nouvelle-France[4]. On assiste donc à un effort associatif tout à fait nouveau au milieu du XIXème siècle. Cet effort associatif, dans les milieux ouvriers, prendra principalement la forme des sociétés de secours mutuels qui sont, bien avant les coopératives et les syndicats, la principale forme associative dans les milieux populaires à cette époque. C’est pourquoi les sociétés de secours mutuels seront une véritable école de l’association dans les milieux ouvriers du XIXème siècle.

L’ampleur du mouvement témoigne d’un succès certain. À Montréal seulement, on compte dès le début des années 1860 une quarantaine de sociétés de secours mutuels, regroupant plusieurs milliers de membres ouvriers. Le port et les quartiers ouvriers de la ville de Québec sont un autre foyer mutualiste important. Par la suite, le mouvement se développe dans les divers petits centres industriels de la province. Entre 1850 et 1900, plus de deux cents sociétés de secours mutuels sont fondées, même s’il n’en reste qu’une centaine à la fin du XIXème siècle. Au début du XXème siècle, environ 35% des hommes adultes vivant dans les milieux urbains sont membres d’une société de secours mutuels. On a donc affaire à un mouvement considérable qui mobilise beaucoup de Québécois, du moins jusqu’aux années 1910 alors que la mutualité est progressivement marginalisée par le développement rapide du marché de l’assurance de personnes[5].

3. Encastrement et solidarité

Malgré l’importance du mouvement, l’histoire de la mutualité reste largement méconnue. C’est précisément parce que les analystes ont vu dans la mutualité ouvrière qu’une simple mise en commun de ressources qu’ils y ont accordé peu d’intérêt. C’est pourquoi la mutualité ouvrière, qui peine continuellement à offrir les services promis à leurs membres, a généralement été présentée comme une organisation primitive appelée à être surpassée par des organisations plus « compétentes » relevant du marché ou de l’État. Pourquoi ces sociétés étaient-elles si primitives selon la littérature? C’est qu’elle aurait été marquée d’une incohérence profonde entre les impératifs de la gestion des secours économiques et les impératifs solidaires liés à l’affirmation de la classe ouvrière. Si bien que l’impression qui se dégage de la littérature est que la culture solidaire ouvrière aurait engendré un sentimentalisme nuisible à la bonne administration des assurances et donc des risques[6].

C’est cette incohérence qui aurait poussé la mutualité ouvrière à se métamorphoser, au tournant du XXème siècle, en institutions professionnelles d’assurance, libérées en quelque sorte du poids de porter la bannière de la solidarité ouvrière – cette dernière responsabilité étant désormais dévolue au syndicalisme. Cette perspective, fondée sur cette idée d’une incohérence originelle entre les activités économiques et les activités sociales de la mutualité, nous empêche toutefois de bien comprendre ce qui faisait la cohérence la mutualité ouvrière. Pour bien saisir la logique de cette dernière, il faut revenir à la théorie de l’encastrement de Karl Polanyi[7].

Dit brièvement, cette théorie s’oppose au postulat de la science économique moderne qui réduit l’échange, c’est-à-dire les relations sociales, à la rencontre d’agents anonymes et rationnels cherchant à satisfaire leurs besoins individuels. Ce postulat n’est pas que théorique. En effet, à partir du milieu du XIXème siècle, la mise en place du capitalisme fait en sorte qu’une part de plus en plus grande des activités humaines (et notamment le travail) tend à être soumise à l’impitoyable règle du marché, ce qui a engendré d’énormes problèmes sociaux. Contre ce postulat, la théorie de l’encastrement permet de rappeler que l’économie n’est pas indépendante de la société dans laquelle elle s’insère[8]. Cette théorie nous permet de poser l’hypothèse que la mutualité ouvrière, en « encastrant » les secours économiques dans une culture d’entraide solidaire, constituait une réponse sophistiquée – et non pas primitive – aux problèmes posés par le développement de la société de marché. En reprenant le postulat économique d’une séparation entre l’économique et le social, les chercheurs se seraient donc privés d’une clef d’analyse fondamentale pour saisir ce qui constitue le cœur même de la mutualité ouvrière.

4. Mutualité et communauté

Pour saisir la logique de la mutualité ouvrière, il est intéressant de souligner que l’opposition à l’égard de l’assurance était un élément essentiel de l’identité mutualiste populaire au XIXème siècle. En effet, l’assurance commerciale rencontrait beaucoup de résistance dans les milieux populaires qui considéraient que cette dernière « faisait d’un homme un article de marchandise »[9]. Au contraire, la protection mutualiste, en encastrant les secours économiques dans des activités solidaires ritualisées (funérailles, visites aux malades, etc.), a quant à elle échappé à cette lourde condamnation morale. D’ailleurs, au contraire de l’assurance qui était un comportement économique individualiste, la culture d’entraide mutualiste s’articulait très bien aux stratégies de survie des familles ouvrières dans les nouvelles communautés urbaines[10].

Dans une étude portant sur la mutualité anglaise, Martin Gorsky a vu dans l’expérience migratoire des jeunes adultes, quittant les campagnes pour les villes en expansion, la principale raison qui expliquerait le développement de la mutualité au XIXème siècle. Les sociétés de secours mutuels ont joué, dans ce contexte, le rôle d’une famille « fictive » qui aurait suppléé en partie aux défaillances de la famille « réelle » face aux pressions exercées par la société de marché[11]. C’est donc dire que la mutualité aurait été un moyen efficace pour s’intégrer rapidement à un réseau de solidarité qui s’étendait au niveau des communautés ouvrières urbaines. Sans surprise, plusieurs sociétés de secours mutuels visaient précisément, dès leur fondation, à institutionnaliser certaines pratiques d’entraide communautaire comme la veille des malades et des morts, l’organisation de funérailles respectables, la protection des familles privées de l’homme pourvoyeur, etc. Les processions funéraires mutualistes, des moments communautaires très forts, représentaient tout à fait ce lien étroit entre la famille « réelle » et la famille « fictive ». Ce type d’activités communautaires était d’ailleurs toujours mis de l’avant lorsqu’il s’agissait de critiquer les assurances qui ne faisaient que compenser la perte de l’homme pourvoyeur par un chèque à la veuve. L’assurance, croyait-on, « réduisait la vie d’un homme à un article de marchandise ».

La mutualité venait donc appuyer, en les institutionnalisant, ces pratiques d’entraide communautaire. E. P. Thompson a ainsi souligné que les sociétés de secours mutuels cristallisaient « une éthique de la mutualité répandue beaucoup plus largement dans les expériences ‘denses’ et ‘concrètes’ des ouvriers, dans leurs relations personnelles, chez eux et sur leur lieu de travail. »[12] C’est précisément à cause de cela que la mutualité était très différente de l’assurance (ou même l’épargne) qui était une forme individualiste de prévoyance qui ne contribuait pas à la construction d’une communauté ouvrière. À l’encontre de ces solutions promues par l’élite, l’entraide mutualiste ouvrière était vue comme une réponse fondamentalement collective, et populaire, à la question sociale. Elle tentait d’opposer à la logique individualiste du marché, la logique des rapports entre « frères » ouvriers, unis par l’association[13].

5. Culture associative et communauté

Nous avons déjà souligné que l’association ne pouvait être réduite à une simple mise en commun de ressources économiques. L’association peut également être le vecteur d’une identité collective qui dépasse la simple addition des intérêts individuels qui la composent[14]. Cette idée est illustrée par la conception très exigeante de la démocratie participative que l’on retrouvait dans la mutualité ouvrière au XIXème siècle. En effet, les ouvriers avaient des attentes énormes à l’égard des assemblées démocratiques qui devaient permettre de renforcer l’éthique solidaire nécessaire au maintien de l’association. Ainsi, les assemblées démocratiques mutualistes étaient le lieu d’une autodiscipline qui visait à renforcer – et même imposer – le sentiment collectif aux dépens des intérêts individuels des membres. L’histoire de la mutualité est à cet égard fascinante puisqu’on voit, au jour le jour, les problèmes formidables que posait le développement d’une idée exigeante de l’association dans une société de marché. On peut trouver des indices de cette difficulté dans les règlements des associations mutualistes, notamment ceux qui visaient à encadrer le déroulement des assemblées démocratiques. En effet, ces règlements étaient de plus en plus nombreux d’année en année, interdisant aux membres de parler deux fois sur le même sujet, de cracher par terre, de boire de l’alcool, de manquer de respect, de ne pas parler de religion, de ne pas parler de politique, etc[15].

Comparons cette réglementation rigoureuse à celle d’une autre société de secours mutuels qui, chose rare à l’époque, ne s’adressait qu’aux membres de la petite bourgeoisie qui désiraient s’offrir de l’assurance-vie à « prix coûtant ». Ici, bien qu’il s’agissait d’une société de secours mutuels similaire aux autres, qui reposait ainsi sur une gestion démocratique, rien pourtant sur les règles à suivre pour la tenue des assemblées de l’association. Pourquoi? C’est que l’assemblée associative n’était pas investie d’un rôle solidaire aussi affirmé que pour les mutualistes ouvriers. En effet, chez ces derniers, les assemblées démocratiques, profondément ritualisées et symboliques, visaient explicitement à refonder des rapports sociaux solidaires à l’échelle de la communauté. En d’autres mots, l’association n’était pas qu’un moyen pour mettre en commun des ressources, l’association était une fin en soi. Quoi de plus naturel que l’association ait été plus exigeante à l’égard des individus qui la composaient?

Voilà pourquoi les mutualistes ouvriers ont résisté pendant plusieurs années avant d’accepter la présence des élites à leurs assemblées. Le médecin de la société, qui avait pourtant un rôle essentiel à jouer pour évaluer l’état de santé des malades, ne pouvait se présenter à l’assemblée des membres. Quant aux avocats, qui avaient également un rôle important à jouer si on considère la fragilité du statut juridique des associations mutualistes, leur présence sera repoussée avec vigueur pendant plusieurs décennies. On craignait que ces élites issues des professions libérales ne détournent l’association du fraternalisme pour l’orienter vers le paternalisme. On peut également comprendre que les rapports avec l’Église catholique ultramontaine ont été difficiles. Pendant plus d’une dizaine d’années, les membres d’une société montréalaise se sont opposés à la présence d’un chapelain nommé par l’Archevêque. Au terme de cette lutte épique pour sauver ce que les membres considéraient être la souveraineté et l’autonomie de l’association, le puissant archevêque ultramontain de Montréal, Mgr Bourget, réussira à imposer la présence de l’un de ses représentants. Tout de même, malgré les protestations des autorités ecclésiastiques, les membres réussiront à encadrer les privilèges du « visiteur » nommé par l’archevêque, et ainsi soumettre symboliquement le pouvoir spirituel de l’Église au pouvoir temporel de l’association[16]…

6. Une ressource pour l’utopie

C’est précisément lorsque l’association est une fin en soi, et non un simple moyen, qu’elle peut devenir une utopie. Au milieu du XIXème siècle, le projet d’une communauté ouvrière autonome et démocratique, fondé sur l’association, semble toujours un possible envisageable. Dans la foulée du mouvement mutualiste, le mouvement syndical commence également à se développer. Les historiens ont souvent affirmé que les sociétés de secours mutuels avaient été une sorte de « masque » afin de cacher des activités syndicales interdites[17]. En fait, il serait plus juste d’affirmer que la mutualité a été une école de l’association qui a permis le développement d’une autodiscipline nécessaire à l’émergence du mouvement syndical. C’est pour cette raison que l’on retrouve de nombreuses traces d’une contribution concrète de la mutualité au développement des organisations ouvrières. Tout au long de la deuxième moitié du XIXème siècle, par exemple, les bâtisses mutualistes serviront de lieux de rencontre pour plusieurs associations syndicales. De même, il n’est pas surprenant de constater que les associations syndicales offraient elles-mêmes des secours mutuels à leurs membres, ce qui était vu comme un élément essentiel pour attirer de nombreux travailleurs et assurer une stabilité à ces fragiles associations.

C’est en 1867 que la contribution de la mutualité à la formation de classe ouvrière a été la plus évidente. C’est à ce moment qu’a été mise sur pied, à Montréal, la « Grande association pour la protection des ouvriers ». À cette époque, le mouvement syndical était très faible[18] et Médéric Lanctôt, qui était à la tête de la Grande association, décidait de s’appuyer sur la quarantaine de sociétés de secours mutuels montréalaises. Lanctôt était un jeune avocat et journaliste de 29 ans, fils d’un patriote libéral radical condamné à l’exil lors des rébellions de 1837-1838 contre la monarchie anglaise. Dès l’âge de 15 ans, il participe aux activités de l’Institut canadien qui se revendique du combat nationaliste et républicain de 1837-1838 par la critique soutenue des institutions monarchiques et de pouvoir de l’Église. Alors que l’Institut canadien est de plus en plus accaparé par la lutte épique qu’il mène contre l’Église ultramontaine, le jeune Lanctôt se tourne quant à lui vers la question ouvrière et sociale. C’est dans ce contexte qu’il créera la Grande association.

Dès le départ, la Grande association se présentait comme une large fédération d’associations ouvrières locales, centrées sur les identités de métiers. Le projet qui est derrière la Grande association sonnait visiblement très bien aux oreilles des mutualistes, puisque celui-ci visait à refonder les relations sociales locales, menacées par la société de marché, par l’association. Lanctôt, emballé par les progrès de l’association dans les communautés ouvrières canadiennes-françaises, a développé une véritable mystique de l’association qui permettrait de résoudre les conflits perpétuels engendrés par le capitalisme naissant. Lanctôt était bien sûr persuadé de la nécessité d’une réconciliation du capital et du travail, mais cette réconciliation, par le biais de l’association, devait se faire selon les termes de la classe ouvrière.

Dès sa fondation, par exemple, la Grande association a appuyé tour à tour les menuisiers et charpentiers, les compagnons-boulangers, les imprimeurs, les meubliers et les maçons dans leurs revendications auprès des employeurs. Dans le cas des compagnons-boulangers, la Grande association ira jusqu’à menacer les employeurs d’appuyer les compagnons-boulangers « pendant des années s’il le faut ». La lutte ne passait pas seulement par la grève, mais également par la mise sur pied de boulangeries coopératives qui devaient concurrencer les employeurs réputés pour exploiter les ouvriers non seulement en tant que travailleurs, mais également en tant que consommateurs[19]. Plus largement, la Grande association envisageait de mettre sur pied des coopératives d’alimentation qui devaient permettre de réduire la part du budget ouvrier consacrée à la nourriture.

Cet engagement au sein des communautés ouvrières a suscité beaucoup d’enthousiasme. C’est ainsi qu’en très peu de temps, la Grande association réussissait à mobiliser environ 10 000 ouvriers dans une ville qui compte à peu près 100 000 habitants. La grande originalité de Médéric Lanctôt aura été de comprendre le poids politique nouveau de la classe ouvrière qui, depuis les années 1850, s’était organisée localement au sein des sociétés de secours mutuels. En s’appuyant sur cet associationnisme local, Lanctôt a voulu, d’une façon très téméraire, faire échec au grand projet de la Confédération canadienne qu’il considérait comme contraire aux intérêts économiques et nationaux de la classe ouvrière. Dans l’euphorie de l’été 1867, Lanctôt lançait donc la Grande association dans une lutte électorale à finir contre nul autre que George-Étienne Cartier, peut-être le plus puissant homme politique de son temps et l’un des « pères » illustres de la Confédération canadienne. Lanctôt réussira presque le tour de force de battre Cartier dans la circonscription ouvrière de Montréal-Est, alors qu’il est attaqué férocement par la grande bourgeoisie montréalaise et la puissante Église catholique. La Grande association en sortira toutefois affaiblie et s’écroulera peu de temps après[20]. Cet échec lamentable, mais compréhensible si on mesure le déséquilibre des forces en présence, explique en bonne partie pourquoi cette expérience originale n’a pas retenu l’attention des historiens.

7. Conclusion

Quoi qu’il en soit de la déroute de la Grande association, l’essentiel est de constater que la mutualité ouvrière est au cœur des utopies coopératives, égalitaristes et démocratiques qui caractérisent l’imaginaire populaire de cette époque. En cela, cette dernière représente peut-être tout à la fois l’apothéose et le déclin de cet espoir d’une communauté ouvrière autonome, si bien représentée par les sociétés de secours mutuels. Cet espoir s’appuyait d’abord sur la protection économique mutualiste qui a permis, pour un grand nombre de familles ouvrières, même parmi certains groupes d’ouvriers peu qualifiés, de lutter contre la précarité engendrée par la généralisation du salariat. Mais les sociétés de secours mutuels n’étaient pas que de simples organismes où l’on aurait mis en commun les ressources monétaires de chacun. Elles se présentaient comme de véritables « familles fictives » chargées d’encastrer les activités économiques de la mutualité dans une culture d’entraide qui devait renforcer les liens d’entraide communautaire. Cet encastrement s’est fait par le biais d’une conception exigeante de l’association qui imposait l’intérêt du collectif sur celui des individus. C’est cette conception exigeante de l’association, qui reposait sur l’idée d’une communauté ouvrière autonome, démocratique et solidaire, a pu déboucher sur l’utopie associationniste de la Grande association.

Enfin, au-delà de l’intérêt pour l’histoire des communautés ouvrières mutualistes, notre recherche trouve son sens à un moment de notre histoire où le marché semble s’imposer comme l’horizon indépassable des aspirations collectives. À cet égard, l’histoire a un rôle important à jouer, ne serait-ce que pour rappeler que le changement social est toujours ce qu’un historien canadien a récemment appelé une « possibilité objective »[21]. Dans le cas qui nous concerne, soit les origines populaires de l’économie sociale québécoise, l’histoire nous permet de comprendre que dès la mise en place de la société de marché, des pratiques solidaires ont émergé et ont nourri, aux niveaux des utopies, cette possibilité objective de vivre autrement. Ces expériences solidaires sont un rappel de la permanence de ces aspirations démocratiques profondes qui ne sauraient être satisfaites, hier comme aujourd’hui, par le monde désenchanté de la société de marché.

Notes :

[1] Ce texte est tiré d’une présentation faite à la 1ere conférence mondiale de recherche sur l’économie sociale, tenue à Victoria, Colombie-Britannique, au Canada. Cette conférence était organisée par le Centre interdisciplinaire de recherche et d’information sur les entreprises collectives (CIRIEC) et le Centre canadien d’économie sociale (CCÉS). Ce texte reprend certaines conclusions d’une recherche qui a bénéficié du soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), du Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture (FQRSC), de la Fondation Desjardins et du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Elle a donné lieu à une publication récente: M. Petitclerc, Nous protégeons l’infortune. Les origines populaires de l’économie sociale au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2007. Contact : Martin Petitclerc, Professeur, Département d’histoire, Université du Québec à Montréal, Case Postale 8888, Succ. Centre-Ville, Montréal (Québec), H3C 3P8, Canada. Courriel : petitclerc.martin chez uqam.ca.

[2] R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1995 et P. Rosanvallon, La nouvelle question sociale : repenser l’État-providence, Paris, Éditions du Seuil, 1995.

[3] G. Procacci, Gouverner la misère. La question sociale en France, Paris, Seuil, 1993.

[4] J-P. Hardy et D. Thierry, Les apprentis artisans à Québec, 1660-1815, Montréal, PUQ, 1977.

[5] En plus de nos travaux, voir sur cette question du déclin de la mutualité : Y. Rousseau, « De la cotisation à la prime d’assurance. Le secours mutuel au Québec entre 1880 et 1945 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, no. 4, 2003, p. 151-169 ; G. Emery et J. C. H. Emery, A Young Man’s Benefit. The Independent Order of Odd Fellows and Sickness Insurance in the United States and Canada 1860-1929, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 1999 et David Beito, From Mutual Aid to the Welfare State. Fraternal Societies and Social Services, 1890-1967, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000.

[6] On peut retrouver cette interprétation dans A. Gueslin, L’invention de l’économie sociale. Le XIXème siècle français, Paris, Économica, 1987 et dans F. Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1996 (1986). Pour une discussion plus approfondie sur cette littérature, voir M. Petitclerc, Une forme d’entraide populaire. Histoire des sociétés québécoises de secours mutuels au XIXème siècle, Thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Montréal, 2004, p. 18-51.

[7] K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. Récemment, D. Weinbren a abordé la mutualité anglaise dans un angle similaire, mais en empruntant plutôt à la théorie du don de Marcel Mauss. Voir « The Good Samaritan, friendly societies and the gift economy », Social History, vol. 31, no. 5, 2006, p. 319-336.

[8] Ce postulat de l’encastrement de l’économique dans le social est au cœur du développement, depuis deux décennies, de la nouvelle sociologie économique. Voir B. Lévesque et al., La nouvelle sociologie économique, Paris, Desclée de Brower, 2001.

[9] V. Zelizer, Morals and Markets. The Development of Life Insurance in the United States, New-York, Columbia University Press, 1979.

[10] S. D’Cruze et J. Turnbull, « Fellowship and Family: Oddfellows’ Lodges in Preston and Lancaster, c. 1830-c. 1890 », Urban History, vol. 22, 1995, p. 25-47.

[11] M. Gorsky, « The Growth and Distribution of English Friendly Societies in the Early Nineteenth Century », Economic History Review, vol. 51, no. 3, 1998, p. 488-511.

[12] E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard Le Seuil, 1988 (1963), p. 381.

[13] Pour une critique du « fraternalisme » comme « repli » communautaire face à la montée du féminisme et du prolétariat, voir M. A. Clawson, Constructing Brotherhood. Class, Gender, and Fraternalism, Princeton, Princeton University Press, 1989.

[14] J-L. Laville et R Sainsaulieu, Sociologie de l’association, Paris, Deslée de Brower, 1997.

[15] M. Petitclerc, « Classes populaires et culture démocratique au Québec lors de la transition au libéralisme (1850-1870) », Bulletin d’histoire politique, vol. 14, no. 2, 2006, p. 71-82.

[16] Malgré cette mince « victoire », le projet communautaire ouvrier aura tout de même beaucoup moins de succès que celui de l’Église catholique qui a réussi à canaliser une grande part des relations sociales locales à l’intérieur des structures de la paroisse dans le dernier tiers du XIXème siècle. Ce processus a été particulièrement bien analysé par L. Ferretti, Entre voisins. La société paroissiale en milieu urbain. Saint-Pierre-Apôtre de Montréal (1848-1930), Montréal, Boréal, 1992.

[17] J. Rouillard et Judith Burt, « Le mouvement ouvrier », N. Bélanger et al. (dir.), Les travailleurs québécois, 1851-1896, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1973, p. 80. J. Rouillard, Histoire du syndicalisme au Québec : des origines à nos jours, Montréal, Boréal express, 1989, p.14. Pour les États-Unis, voir par exemple P. S. Foner, From Colonial Times to the Founding of the American Federation of Labor. History of the Labor Movement in the United States, vol. 1, New York, Internation Publishers, 1975, p. 67 et suivantes.

[18] Rouillard, Histoire du syndicalisme…, p. 14, 16 et 20.

[19] D. Julien, Médéric Lanctôt, Le mouvement ouvrier québécois et les influences américaines et européennes, Thèse de doctorat (sciences politiques), Université de Montréal, 1973, p. 138 et suivantes.

[20] D. Julien, Médéric Lanctôt….

[21] Sur cette question du rôle social de l’histoire, voir I. McKay, Rebels, Reds, Radicals. Rethinking Canada’s Left History, Toronto, Between the Lines, 2005.

Martin Petitclerc est professeur au département d’histoire de l’UQAM (Université du Québec à Montréal).