Derrière des terrains d’action variés (humanitaire, écologique, défense des droits des personnes, etc.) se sont rassemblées, sous le même vocable d’ONG[1], des organisations parfois difficiles à cerner (Ryfman P. 2004), mais s’inscrivant toutes dans le modèle associatif. En quelques années un certain nombre d’entre elles sont devenues de véritables « multinationales du cœur » (Pech T. et Padis M.O. 2004) et ont eu à s’adapter rapidement à des contextes réglementaire et organisationnel différents selon les pays d’implantation. Ce faisant, elles ont dû faire face à un problème qu’elles n’avaient pas forcément anticipé – celui de leur propre développement – et à répondre à un besoin devenu central : celui de gérer (Quéinnec E. et Igalens J. 2005). Dès lors, une contradiction s’est insinuée : peut-on de concert militer et gérer ? (Rousseau F. 2004).
Dans le même temps, la professionnalisation engagée par un certain nombre de grandes associations a créé les conditions nécessaires à l’instauration d’un micro-marché d’entreprises spécialisées sur le secteur non-lucratif (comptabilité, juridique, logistique, gestion des ressources, marketing, etc…) et a rendu possible l’apparition de formations ciblées[2]. Dans ce contexte, les associations se sont intéressées aux compétences liées aux technologies de l’information et aux vertus des net-organisations (Loilier T. et Tellier A. 2001). Avec la diffusion auprès du grand public des TIC, l’espace Internet est en effet devenu un passage obligé pour les acteurs principaux des réseaux de solidarité et de partage. Si l’organisation sociale en réseau n’est pas un phénomène récent (Fraisse L. 2000), les TIC (technologies de l’information et de la communication) lui ont donné sans conteste un nouveau jour par l’extension de bases matérielles à la structure sociale toute entière (Castells M. 1998). C’est ainsi qu’un besoin de connaissance et de réflexivité est né.
Les chercheurs anglo-saxons ont été parmi les premiers à prendre conscience de l’intérêt de questionner l’organisation associative (Nyssens M. 2000) et son rapport aux TIC (Te’eni D. et Young D.R. 2003). Il l’ont fait avec l’idée de faire progresser tout à la fois l’étude d’un objet et l’appréhension du concept de management (Young D. 1983). La recherche française en sciences de gestion souffre, quant à elle, d’un certain retard en la matière comme en témoigne le faible nombre de publications sur le sujet. Pourtant le terrain associatif français est riche et innovant en matière de TIC (Peugeot V. et Arasse L. 1998) et les travaux français sur l’économie solidaire peuvent fournir un cadre théorique (Laville J.L. 1994). La lecture stratégique des systèmes d’information associatifs n’étant pas univoque, plusieurs cadres conceptuels revendiquent leur capacité à en rendre compte. En effet, les rationalités à l’œuvre dans le champ associatif peuvent être analysées comme appartenant à des cadres de légitimité pluriels et un double compromis est possible à l’occasion de la production d’une stratégie Internet.
1. Deux formes de compromis stratégique
1.1. L’e-philanthropie
Aux Etats-Unis l’e-philanthropie est connue et décrite comme un moyen révolutionnaire (Hart T. 2001). Son fer de lance est le don en ligne (présenté souvent à tort comme un nouvel eldorado (Henry J.P. 2000)) mais, sous ce concept, on regroupe également un certain nombre d’autres techniques qui vont de la communication en ligne au web-marketing, en passant par le recrutement de bénévoles par le Web, ou la gestion de communautés en ligne. Mais de telles techniques ne sont pas neutres sur l’organisation ou la gouvernance des associations. Les pronateurs de l’e-philanthropie revendiquent d’ailleurs de tels impacts et annoncent (Feller G. 2001) une transformation générale du mode d’organisation des associations. Le message véhiculé par les nouveaux penseurs de ce mode de management est sans équivoque. « L’e-philanthropie est là pour rester, et elle va transformer le don caritatif de manière aussi profonde que la technologie a pu modifier le monde du commerce. Les associations qui ont écarté cette nouvelle donne, en l’interprétant comme un phénomène de mode, ou comme un objet à fuir, devront se réconcilier tôt ou tard avec cette approche. Si elles ne le font pas, elles risqueront de perdre le contact avec leurs donateurs et de mettre en péril la vitalité de leur action[3] ». L’enjeu est clairement donné. Soit les associations se saisissent des innovations technologiques qui leur sont offertes et elles pourront en tirer avantage, soit elles les refusent (comme certaines associations semblent tentées de le faire) et elles hypothèqueront ce faisant leur avenir. Cette première lecture de la rationalité technique des acteurs associatifs puise ses fondements dans les concepts de l’économie néo-classique. Le modèle standard pose en effet la possibilité de penser les associations comme des acteurs sur des marchés de services subissant des asymétries informationnelles.
1.2. L’e-solidarité
Face à ces questions, un autre cadre revendique sa capacité à offrir une meilleure représentation conceptuelle de la réalité du fonctionnement de l’association. Selon cette approche, la réalité de l’association ne se résume pas à une logique de marché. De par son encastrement (Granovetter M. 2000), le fonctionnement associatif renvoie à son contexte social. Si la réalité économique de l’association n’est pas toujours remise en question (Laville J.L. 2001), elle doit être complétée par des approches de type historique, sociologique ou anthropologique. Grâce à cet élargissement, il est possible d’avoir des outils conceptuels permettant d’étudier la dimension institutionnelle des organisations (Bonnafous-Boucher M. 2005), et même la pensée des institutions (Douglas M. 2004). Dans un tel contexte, le système d’information perd son objectif de performance économique pure et est appelé à soutenir une démarche de pensée ou d’intelligence collective (Lévy P. 1994). Le concept de philanthropie fait place à celui plus « large et polysémique de solidarité qui englobe philanthropie et entraide mutuelle[4] ». L’association devient le lieu d’un débat public qui revendique comme élément constitutif de son projet associatif l’inscription de son action dans un contexte sociétal. Le système d’information se met alors au service d’un horizon citoyen et vise un fonctionnement à vocation démocratique (Enjolras B. 2002). L’importance du don en ligne n’est pas niée, mais un caractère prioritaire est donné à la création de débat public de proximité au travers de l’accueil sans visée utilitariste de communautés en ligne. Le système d’information permet donc de relier l’association à son contexte social et à ses parties prenantes externes tout en entretenant un échange d’idées autour d’actions militantes. Le cyberdonateur n’est plus une figure centrale. Il se retrouve sur un pied d’égalité avec le cyberactiviste, le bénévole en ligne, le bénéficiaire et le simple citoyen internaute. Ce deuxième cadre conceptuel est plus complet pour rendre compte de la réalité associative. Il manque cependant d’homogénéité et les différentes disciplines qui le revendiquent (sociologie, ethnologie, anthropologie) ont plus vocation à décrire qu’à prescrire.
2. Quelles sont les relations entre ces deux formes de rationalité stratégique ?
L’observation du terrain (Eynaud P. 2006) montre que ces deux cadres de pensée ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et réussissent souvent à se combiner. La plupart des associations qui ont développé une véritable stratégie en matière de technologies de l’information ont tout à la fois des actions qui s’inscrivent dans une démarche d’e-philanthropie et d’autres qui s’insèrent dans une recherche d’e-solidarité.
Dès lors, un modèle dynamique sur deux axes peut être proposé. Le premier axe rend compte de la production d’un bien sous forme de prestations de services auprès de bénéficiaires clairement identifiés. Dans ce cas, l’association privilégie la performance par le choix d’actions opérationnalisables dans un contexte informationnel planifiable (Podolsky J. 2003). Le deuxième axe renvoie à la production d’un lien par des dispositifs techniques plus ouverts, favorisant l’échange, le partage et la rencontre. Dans ce cas, la préoccupation stratégique est différente – le lien importe plus que le bien (Cova B. 1995) – et le résultat moins quantifiable. Cela nous conduit à revenir sur les deux idéaux types précédemment décrits et à imaginer tout une gamme d’approches stratégiques possibles participant conjointement de l’e-philanthropie et de l’e-solidarité. Aux deux bornes de cette palette stratégique on retrouve deux trajectoires extrêmes. Une première trajectoire (1-2a-3) conduit à l’e-association[5] par le recours quasi-exclusif à l’e-philanthropie. Une deuxième trajectoire (1-2b-3) conduit à l’e-association par l’entremise principale de l’e-solidarité. Cette représentation nous permet d’envisager la construction stratégique dans une relation dynamique, mais ne résout pas pour autant l’équivocité induite par l’infinité des trajectoires possibles.
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3. Apports et perspectives du modèle
L’analyse stratégique dans le cadre d’une association ne peut faire l’économie d’un questionnement sur le pourquoi de l’être ensemble. « If not for profit, for what ? » Cette question de D. Young souligne à propos la recherche de sens qui caractérise l’association. C’est en vertu et grâce à cette recherche de sens (jamais terminée) que l’association va affirmer son rôle et sa légitimité et qu’elle va pouvoir construire sa stratégie Internet. Mais, cette dernière va être à son tour créatrice de sens. On a donc là un effet croisé entre l’association et sa stratégie Internet et cela est suffisamment important pour être souligné.
Les apports du modèle proposé sont de deux natures (Eynaud P. 2008). Une première contribution se traduit par la proposition d’une lecture stratégique qui conduit à (re)penser la stratégie Internet d’une association au-delà d’une vision strictement économique dans la nécessité de ses prolongements sociaux, éthiques, culturels voire sociétaux. Une deuxième contribution, d’ordre méthodologique, porte sur les moyens d’approcher les stratégies Internet. Par une analyse des contenus et des services proposés, il est possible de déconstruire une stratégie Internet associative et d’en déduire son positionnement par rapport aux deux formes de compromis décrites. L’analyse de contenu des sites web envisagés comme autant d’agencement organisationnels performatifs ou contre-performatifs (Mackenzie D. et Millo Y. 2003) ouvre la voie à de nouvelles grilles d’interprétation des systèmes d’information. Elle autorise une exploration des systèmes d’information centrée sur l’analyse de l’artefact et sur l’exploration cognitive et distribuée des interfaces.
Avec P. Lévy, nous partageons le souci de ne pas chercher à enfermer le réel dans un cadre fermé (Lévy P. 1994). Notre recherche s’est inscrite dans la volonté d’esquisser des liens entre la stratégie des organisations du tiers secteur et celle de leur système d’information. De tels liens nous semblent en effet porteurs de sens pour l’ensemble de la société tant par leurs enjeux démocratiques que sociétaux. S’il est besoin pour la société civile de parvenir à se réapproprier les technologies de l’information en construisant une alternative à la société de l’information (Mattelart A. 2001), les associations sont sans doute les principales garantes de la mise en œuvre de formes relevant d’une démocratie technique (Callon M., Lascoumes P. et Barthe Y. 2001). Elles le sont si, revenant au concept avancé par G. Simondon, on pense leur développement dans une relation transductive au monde (Simondon G. 1958), c’est-à-dire dans une relation constitutive des termes mis en relation. Dès lors, la médiation technique des associations à leur environnement social ne doit plus être considérée comme un détail organisationnel mais comme un élément moteur de leur identité.
Bibliographie
- Bonnafous-Boucher M. (2005), Anthropologie et gestion, Economica, Connaissance de la gestion, Paris, 169 pages.
- Callon M., Lascoumes P. et Barthe Y. (2001), Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique, Seuil, Paris.
- Castells M. (1998), La société en réseau : l’ère de l’information, Fayard, 609 pages.
- Cova b. (1995), Au delà du marché : quand le lien importe plus que le bien, L’Harmattan, Dynamiques d’entreprises, 174 pages.
- Douglas M. (2004), Comment pensent les institutions, La Découverte/Poche, Sciences humaines et sociales, Paris, 218 pages.
- Enjolras B. (2002), L’économie solidaire et le marché : modernité, société civile, et démocratie, L’Harmattan, logiques sociales, Paris, 201 pages.
- Eynaud P. (2006), « La gouvernance des organisations à but non lucratif et les technologies de l’information et de la communication : une enquête auprès d’associations françaises », Revue Système d’Information et Management, vol. 11, n°1, p.pages 23-44.
- Eynaud P. (2008), « L’alignement stratégique des systèmes d’information coopératifs associatifs », Thèse de doctorat. IAE de Paris, 441 pages.
- Feller G. (2001), « One giant leap for nonprofit », Nonprofit world, Vol. 19, n°1, p.25-29.
- Fraisse L. (2000), « S’organiser en réseau : une mutation de l’espace public associatif », Conduire le changement dans les associations, Dir J. Haeringer et F. Traversaz, Paris, Dunod.
- Granovetter M. (2000), Le marché autrement, Desclée de Brouwer, Sociologie économique, 239 pages.
- Hart T. (2001), « The e-philanthropy revolution », Fund Raising Management, p.22-27.
- Henry J. P. (2000), Trop éthique pour être @u net : la collecte de fonds philanthropique sur Internet, Université Paris IV, Mémoire de DESS sous la direction de Jean Baptiste Carpentier, 142 pages.
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- Simondon G. (1958), Du mode d’existence des objets techniques, Aubier Rééd. 1989, 267 pages.
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- Young D. (1983), If not for profit, for what?, Health and Company, Lexington.
[1] Organisation Non Gouvernementale
[2] En France le Master Ingénieurie et Management des Associations (crée par l’IAE de Paris en 2002 sous l’ancienne appellation de DESS) a été un précurseur en la matière.
[3] Extrait page 22 de Hart T. (2001), « The e-philanthropy revolution », Fund Raising Management, p.22-27.
[4] Cf. page 89 in Laville J. L. (2001), « Les raisons d’être des associations », Association démocratie et société civile, Paris, La Découverte/Mauss/Crida, p.61-140.
[5] Association ayant réussi à traduire l’ensemble de ses actions sur des supports numériques actionnables.
Philippe Eynaud, Maître de conférences au CNAM
Cette conférence a été prononcée dans le cadre de l’Université populaire et citoyenne, Conservatoire National des Arts et Métiers – Institut Polanyi, 2 décembre 2009, autour du livre coordonné par Joseph Haeringer : La démocratie, un enjeu pour les associations d’action sociale, Desclée de Brouwer, 2009.