Manifeste

Manifeste pour un Institut Polanyi France

 

Vers une responsabilisation politique de la société civile intellectuelle, associative, coopérative et mutualiste

Face à la misère, au chômage et à la précarité, face aux défis environnementaux, face à l’explosion des inégalités et aux risques accrus d’une crise financière grave, face à l’exacerbation des intégrismes, des despotismes et de la corruption, face à la soumission de la planète entière et de toutes les sphères d’activité aux impératifs d’un capitalisme rentier et spéculatif, en un mot face à la régression de l’idéal démocratique et des droits de l’homme, les réponses proposées par les partis politiques traditionnels ou par l’intelligentsia médiatique apparaissent de plus en plus éloignées des réalités et impuissantes à en modifier le cours. Voilà qui laisse le pays atone, incapable de structurer les débats les plus urgents et les plus nécessaires. Par exemple : Comment penser aujourd’hui la place de la France en Europe et dans le monde ? Comment surmonter la fracture post-coloniale de plus en plus délétère dans les « cités » ? Comment lutter contre des inégalités toujours plus insupportables ? Comment, plus généralement, revitaliser l’invention démocratique en inventant de nouveaux rapports entre démocratie représentative, démocratie directe et/ou participative et démocratie d’opinion ?

De telles questions doivent être affrontées dans toute leur ampleur, en prenant la pleine mesure du bouleversement radical qui affecte notre univers mental. Le doute pèse désormais lourdement sur les valeurs et les promesses de la modernité et sur leur capacité à triompher à l’échelle planétaire. Il décourage les bonnes volontés civiques, il mine les engagements. « À quoi bon ? », se dit-on de plus en plus. Pourquoi s’intéresser au collectif puisque presque plus personne ne semble s’en soucier encore ? Peut-on toujours avoir foi en la démocratie et dans l’espoir d’une liberté collective ? Or nous n’avons pas d’autres valeurs que celles de la démocratie à opposer à l’évident dérèglement du monde. Il faut donc les refonder, c’est-à-dire réinterroger leurs fondements pour distinguer ce qui en elles était resté trop naïf, trop étroitement lié à la culture d’une époque et d’un continent particuliers, de ce qui est susceptible de s’universaliser effectivement et de contribuer à une moins mauvaise marche du monde.

Une telle refondation ne pourra pas s’opérer sans reconsidérer et réaménager en profondeur les rapports de la société civile associationniste avec l’univers des idées et de la politique. Il n’y aura pas en effet de revitalisation possible de l’idéal démocratique sans une (re)montée en puissance de la mouvance associative, coopérative et mutualiste. Rappelons-nous que toute la pensée humaniste et progressiste issue des Lumières s’était appuyée sur le principe de l’Association. C’est en s’associant librement, a-t-on considéré depuis le XVIIIe siècle, que les hommes allaient pouvoir échapper aux dominations passées, surmonter le conflit et jeter les bases d’une division du travail et d’une coopération sociales harmonieuses et bénéfiques pour tous. Association, coopération, mutualisation et démocratisation semblaient devoir aller de pair. C’est cette pensée de la liberté, de l’égalité et de la solidarité par l’Association – l’État lui-même étant vu dans cette optique comme la cristallisation plus ou moins directe et nécessaire de l’Association, l’association générale des associations – qui a inspiré tous les mouvements démocratiques depuis plus de deux siècles.

Mais il s’est instauré peu à peu en France une répartition des rôles qui a sans doute eu sa raison d’être mais qui devient de plus en plus problématique : à l’État et aux partis politiques la tâche de définir des objectifs généraux à moyen ou long terme.Aux associations, aux mutuelles, aux coopératives celle de pourvoir à la satisfaction immédiate des intérêts particuliers, matériels, culturels, de santé ou de loisir etc., de leurs membres (les syndicats occupant inconfortablement l’espace intermédiaire entre monde de la politique et mouvance associationniste). Aux universitaires et aux intellectuels celle de faire progresser les connaissances et d’animer la réflexivité générale.

Cette répartition des tâches, qui disjoint action, réflexion et décision, conduit désormais à l’impasse. Les partis politiques, progressivement coupés du mouvement de la pensée et de l’analyse sociale n’ont pas su s’adapter aux changements de rythme et d’échelle du monde actuel. Construisant leur offre politique à coup de sondages, ils apparaissent de plus en plus à la remorque de la réalité, incapables d’indiquer la voie du souhaitable et du possible. Quant au monde associationniste, son désengagement de la réflexion et de l’action politiques, très tôt abandonnées aux partis, et son cantonnement dans la gestion de l’urgence immédiate l’a plongé dans une crise d’identité profonde. Il peine à porter politiquement les valeurs qui sont les siennes, et à dire et à affirmer son irréductible spécificité par rapport au Marché et aux entreprises, d’une part, à l’État et aux administrations, de l’autre. Du côté de l’Université, des chercheurs et des intellectuels, la situation n’est pas plus brillante. Depuis une bonne trentaine d’années (depuis les débuts de la mondialisation financière…) s’est imposée dans l’enseignement et dans la recherche une spécialisation toujours plus rigide qui pousse à la prolifération des formalismes et des jargons, et rend de plus en plus difficile l’appréhension des évolutions globales et lourdes de nos sociétés. Seuls nos intellectuels médiatiques tiennent encore un discours un peu général, mais simplificateur et le plus souvent conventionnel. Le discours, précisément, qu’attendent les médias. Bref, nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation dans laquelle notre société n’est plus parlée par les élites politiques ou intellectuelles et ne sait donc plus se nommer et se dire. Face à ce constat d’impuissance politique et scientifique, le monde associationniste a aujourd’hui une responsabilité toute particulière qu’il doit absolument accepter d’assumer s’il ne veut pas perdre sa spécificité et disparaître par soumission conjointe aux normes de la rentabilité spéculative et à celles de la gouvernance étatique.

En dépit des dérives gestionnaires croissantes qui les affectent, c’est encore là en effet, dans les associations, les mutuelles, les coopératives, dans le secteur de l’économie sociale et solidaire qu’on trouve le plus de militants, de bénévoles et de professionnels dévoués à l’intérêt commun et à l’esprit de la démocratie.

Il est donc urgent que le monde associatif renoue avec l’esprit initial de l’Association, de la Coopération et de la Mutualité, et pour cela passe une nouvelle alliance avec le monde de la pensée en acceptant d’assumer ses responsabilités politiques, au sens large du terme. Alliance avec ceux des intellectuels qui n’acceptent pas de dissocier connaissance et désir d’agir dans le monde. Cela ne signifie sûrement pas que soit demandé à quelques experts supposés de bien vouloir se pencher sur le monde associatif. De manière bien plus ambitieuse il s’agit de relancer, en partant du monde associatif et en mobilisant son expérience et ses ressources analytiques, une dynamique démocratique d’ensemble à la fois réflexive et pratique, dans le respect croisé de la spécificité des exigences théoriques et des contraintes de la gestion associative et mutuelliste.

L’institut Karl Polanyi – ainsi nommé en hommage à l’auteur qui a su montrer comment ce qui circule entre nous ne le fait pas seulement selon le principe du marché ou de la redistribution étatique mais aussi selon celui de la réciprocité, de cet esprit du don et de l’engagement qui est au cœur de la dynamique associationniste – entend être le lieu et l’instrument de cette nouvelle alliance de la réflexion et de l’action, des intellectuels et universitaires non dépolitisés et des militants associatifs, coopérateurs et mutualistes, qui ne visent à rien moins qu’à refonder et redynamiser l’idéal démocratique. Il ne peut pas, en effet, exister de démocraties vivantes sans démocrates, sans militants de la démocratie (ce qui est tout autre chose que de simples consommateurs ou usagers de la démocratie), et ces militants de la démocratie ne peuvent agir qu’associés.

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