La menace écologique, un défi pour la démocratie

Écrit par Jean-Pierre Dupuy

La menace écologique en vue ne pèse pas uniquement sur la survie de l’humanité. Elle pèse également sur ses valeurs, puisqu’en l’absence de réactions à la hauteur de l’enjeu, il est probable que la démocratie disparaîtra tout bonnement de la surface du globe, la menace sur la survie se transformant en lutte des uns contre les autres pour survivre. Dans l’objectif d’éviter ce sombre avenir, Jean-Pierre Dupuy propose ici de revisiter quelques fausses idées à propos de l’écologie politique, afin de la défendre – puisque c’est elle qui porte sur la place publique les inquiétudes que les scientifiques nourrissent dans le secret de leur laboratoire : l’écologie politique n’est ni un anti-humanisme, ni l’ennemie de la science, de la technique et de la démocratie libérale, ni simple responsabilité vis-à-vis des générations futures. Elle n’est pas non plus régression des démocraties dans l’univers sacré et ses apocalypses, poursuit Jean-Pierre Dupuy, tout en assurant qu’un catastrophisme apocalyptique (qui peut être d’inspiration religieuse, et qui doit être laïc) est plus que jamais nécessaire : sans lui, les démocraties ne prendront pas à bras le corps la question écologique, de sorte qu’elles seront balayées par les catastrophes et les crises à venir. Le pessimisme, parfois, peut éviter que l’irréparable ne soit commis…


1. Le monde s’est rapproché de l’apocalypse de deux minutes

Le 17 janvier dernier, le physicien Stephen Hawking, le découvreur des trous noirs, et l’astronome royal Sir Martin Rees, qui occupe la chaire d’Isaac Newton à Cambridge, ont avancé l’aiguille des minutes de l’horloge de l’apocalypse de deux minutes. Nous ne sommes plus qu’à cinq minutes de minuit, minuit signifiant conventionnellement le moment où l’humanité se sera annihilée elle-même.

L’horloge de l’apocalypse (Doomsday clock) a été mise en place en 1947 par un groupe de physiciens atomiques qui, choqués par le largage des bombes sur Hiroshima et Nagasaki, avaient lancé en 1945 une revue, qui existe toujours, de réflexion sur l’arme de destruction massive par excellence, le Bulletin of Atomic Scientists. En 1947, ils fixèrent la grande aiguille à 7 minutes avant minuit. C’était le début de l’ère nucléaire. Depuis lors, l’aiguille a été avancée et retardée 17 fois. C’est en 1953, lorsque l’Amérique et l’Union soviétique testèrent la bombe à hydrogène à neuf mois d’intervalle l’une de l’autre que l’aiguille se rapprocha le plus de minuit, à 2 minutes seulement. Après l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide, elle s’éloigna à 17 minutes, pour revenir à 7 minutes de minuit en 2002, après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.

Nous sommes aujourd’hui à 5 minutes de minuit, plus près donc qu’en 1947. Les arguments avancés par les physiciens pour justifier leur sinistre pronostic méritent réflexion. Il y a d’abord que nous sommes entrés dans un deuxième âge nucléaire, marqué par la prolifération et le terrorisme. Le tabou sur l’usage de la bombe qui s’établit après Hiroshima et Nagasaki est en train de perdre de sa force, le temps et l’oubli faisant leur œuvre. Mais, pour la première fois dans l’histoire de l’horloge de l’apocalypse, un argument qui n’a rien à voir avec la menace nucléaire est mis en avant: les risques liés au changement climatique.

Les plus grands scientifiques du moment reconnaissent donc que l’humanité peut recourir à deux types de méthode pour s’éliminer elle-même : la violence intestine, la guerre civile à l’échelle mondiale, mais aussi la destruction du milieu nécessaire à sa survie. Ces deux moyens ne sont évidemment pas indépendants. Les premières manifestations tragiques du réchauffement climatique, ce ne seront pas la montée des océans, les canicules, la fréquence des événements extrêmes, l’assèchement de régions entières, mais bien les conflits et les guerres provoqués par les migrations massives que l’anticipation de ces événements provoquera. Les attendus du prix Nobel de la paix attribué conjointement à Al Gore et au GIEC ont bien mis ce point en exergue.

A noter que les scientifiques mentionnent une autre menace qui pèse sur la survie de l’humanité : la course incontrôlée et déchaînée aux technologies avancées et à leur convergence, en particulier la convergence entre les nanotechnologies et les biotechnologies.

L’un de ces savants conclut : « Les scientifiques ne devraient pas se dérober à leur devoir de se faire les porteurs de mauvaises nouvelles. Ils feraient preuve d’une négligence coupable à se comporter autrement. »

2. La survie et les valeurs

Notre civilisation est en crise. Le mode de développement scientifique, technique, économique et politique du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Il se veut, il se pense comme universel, il ne conçoit même pas qu’il pourrait ne pas l’être. L’histoire de l’humanité, va-t-il même jusqu’à croire dans ses délires les plus autistiques, ne pouvait pas ne pas mener jusqu’à lui. Il constitue la fin de l’histoire, une fin qui rachète en quelque sorte tous les tâtonnements qui l’ont péniblement précédée et par là même leur donne sens. Et pourtant il sait désormais que son universalisation, tant dans l’espace (égalité entre les peuples) que dans le temps (durabilité ou « soutenabilité » du développement), se heurte à des obstacles internes et externes inévitables, ne serait-ce que parce que l’atmosphère de notre globe ne le supporterait pas. Dès lors, il faut que nous disions sans détour ce qui pour nous compte le plus : notre exigence éthique d’égalité, qui débouche sur des principes d’universalisation, ou bien le mode de développement que nous nous sommes donné. Ou bien le monde que nous disons développé s’isole, ce qui voudra dire de plus en plus qu’il se protège par des boucliers de toutes sortes contre des agressions que le ressentiment des laissés pour compte concevra chaque fois plus cruelles et plus abominables; ou bien s’invente un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui aura la propriété de pouvoir être universalisé à l’échelle de l’humanité.

La survie de l’humanité ne peut se faire à n’importe quel prix. A quoi lui servirait de se sauver elle-même si elle en venait à perdre son âme? Or la panique qui s’emparerait des peuples de la Terre s’ils découvraient trop tard que leur existence est en jeu risquerait de faire sauter tous les verrous qui empêchent la civilisation de basculer dans la barbarie. Les forces de l’esprit et les valeurs de justice seraient balayées. Il existe donc une double menace, qu’il faut analyser simultanément: la menace sur la survie et la menace sur les valeurs. On doit empêcher que la seconde se nourrisse de la lutte contre la première. Ce double défi ne peut être relevé que par une nouvelle alliance entre la science, l’éthique et la politique qui exigera de chacune des trois composantes une transformation radicale.

On a pu dire que la notion de catastrophe à éviter est en voie de remplacer dans l’imaginaire politique celle de révolution à préparer. Ce mouvement est inévitable, mais il est indispensable d’en dégager la face positive. C’est au moment même où elle comprend que sa survie est en danger que l’humanité prend conscience d’elle-même et de son unité. Il lui revient de se donner les moyens de continuer la tâche civilisatrice que son histoire a fait émerger. La reconquête du sens et de l’esprit est la chance à saisir en ce moment de crise.

C’est dans ce contexte que j’entends poser la question de la démocratie. Les démocraties modernes sont-elles à même de prévenir les catastrophes annoncées ? Ne faudrait-il pas un tout autre régime politique, du type technocratie éclairée ou, pire, une forme d’écofascisme, pour assurer la survie ? Les peuples démocratiques, assoupis dans le confort individualiste des sociétés de consommation, trouveront-ils les ressorts nécessaires pour se transformer en citoyens responsables, prêts à organiser une mutation profonde de leur mode de vie ? En cas de catastrophe majeure, les démocraties résisteraient-elles aux vents de la barbarie ?

Dans nos sociétés, c’est ce qu’on appelle l’écologie politique qui porte en grande partie sur la place publique les inquiétudes que les scientifiques nourrissent dans le secret de leurs laboratoires. Mais l’écologie politique a très mauvaise presse. La médiocrité de ses performances électorales n’a d’égale que l’image désastreuse qui est la sienne, en général, aux yeux des penseurs de la chose politique. Quand on ne souligne pas ses origines fascistes, on affirme qu’elle est foncièrement incompatible avec les valeurs, tant morales que politiques, de la démocratie et, plus généralement, de la modernité scientifique et technique. La préoccupation écologique resterait prise dans les rets de la structuration religieuse des sociétés archaïques ou traditionnelles. Les hommes se sentiraient punis pour avoir franchi des limites sacrées.

Je voudrais illustrer, sinon défendre, la thèse suivante, qui s’exprime en deux propositions dont il convient de saisir la compatibilité :

a) Non, il n’y a pas d’incompatibilité intrinsèque, bien au contraire, entre les exigences de la survie et l’assomption pleine et entière des valeurs de la modernité démocratique, libérale, laïque, scientifique et technique. Ceux qui affirment le contraire le font en général pour mieux ridiculiser et écarter les préoccupations dites écologiques, qui sont en fait celles de la survie.

b) Comme nos démocraties actuelles ne sont pas prêtes, le scénario le plus probable est en effet qu’elles seront balayées par les catastrophes et les crises à venir.

J’illustrerai cette double proposition sur cinq points.

3. L’écologie politique, ce serait le summum de l’anti-humanisme,

car l’amour de la Nature ne serait que le masque de la haine des hommes. Je ne passerai pas beaucoup de temps à écarter cette affirmation imbécile, proférée pourtant par des esprits qui se veulent ou se croient éclairés. Il n’y a pas plus d’amour de la Nature dans la décision de la préserver afin de nous préserver, nous, qu’il n’y a de haine de la Nature dans sa destruction. Les hommes ne détruisent pas la Nature parce qu’ils la haïssent. Ils la détruisent parce que, se haïssant les uns les autres, ils ne prennent pas garde aux tiers que leurs coups assomment au passage. Et la Nature figure au premier rang de ces tiers exclus. L’indifférence et l’aveuglement tuent beaucoup plus que la haine.

La destruction de la Nature engendre la violence, et la violence détruit la Nature. Nous sommes pris dans ce cercle, et il nous faut en sortir.

4. L’écologie politique, ce serait le rejet de la science et de la technique,

puisque la science et la technique ont vocation à nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature, ambition cartésienne incompatible avec le respect de cette même Nature. Pour faire bonne mesure, on ajoutera, naturellement, que l’écologie politique entend nous ramener à l’éclairage à la bougie, voire à l’âge de pierre. Or « le déploiement du fait démocratique est intimement solidaire de l’appréhension technicienne et transformatrice de l’univers naturel, comme il l’est du mode subjectif de la rationalité, toutes nouveautés qui ne s’entendent en leur unité qu’à partir du foyer commun que fournit la dissolution de l’ancienne structuration religieuse du monde (1)».

Je crains que cette accusation sommaire témoigne d’un aveuglement par rapport à une double mutation de notre rapport technique à la nature. Certes, l’humanité a toujours dû se garder de deux types de menaces: la force de la nature et la violence des hommes; les tremblements de terre qui effondrent les cités glorieuses et la barbarie de la guerre qui massacre, mutile, viole leurs habitants. C’est en apprenant à mieux connaître la nature que les hommes ont réussi partiellement à la dompter; c’est en devenant plus lucide sur les mécanismes de la haine et de la vengeance qu’ils ont compris que l’on peut s’entendre avec ses ennemis et qu’ils ont bâti les civilisations. Mais il existe depuis toujours un troisième front sur lequel il est beaucoup plus difficile de se battre, car l’ennemi, c’est nous-mêmes. Il a nos propres traits, mais nous le reconnaissons pas et tantôt nous le rabattons du côté de la nature, tantôt nous en faisons une Némésis haineuse et vengeresse. Le mal qui nous fond sur la tête depuis ce troisième front est la contrepartie de notre faculté d’agir, c’est-à-dire de déclencher des processus irréversibles et qui n’ont pas de fin, lesquels peuvent se retourner contre nous et prendre la forme de puissances hostiles qui nous détruisent.

Or le fait totalement inédit qui caractérise nos sociétés fondées sur la science et la technique est que nous sommes désormais capables de déclencher de tels processus dans et sur la nature elle-même. Avec une prescience extraordinaire, Hannah Arendt analysait dès 1958 cette mutation de l’action dans son ouvrage majeur Human Condition (2). Les sécheresses, cyclones et autres tsunamis de demain, ou tout simplement le temps qu’il fera, ce temps qui depuis toujours sert de métonymie à la nature, seront les produits de nos actions. Nous ne les aurons pas faits, au sens de fabriqués, car l’activité de fabrication (poiesis pour les Grecs), contrairement à l’action (praxis), a non seulement un commencement mais aussi une fin, dans les deux sens du terme :but et terminaison. Ils seront les produits inattendus des processus irréversibles que nous aurons déclenchés, souvent sans le vouloir ni le savoir.

Par ailleurs, confondre l’appréhension technicienne du monde et le projet de maîtrise, c’est rester prisonnier d’une conception de la technique qui voit en celle-ci une activité rationnelle, soumise à la logique instrumentale, au calcul des moyens et des fins. Mais la technique est précisément aujourd’hui cette capacité de déclencher des processus sans retour. Je citerai simplement ce visionnaire américain de la convergence entre nano- et biotechnologies, convergence qui doit aboutir à la fabrication d’une cellule vivante artificielle, Kevin Kelly : « Il nous a fallu longtemps pour comprendre que la puissance d’une technique était proportionnelle à son ‘incontrôlabilité’ [out-of-controlness] intrinsèque, à sa capacité à nous surprendre en engendrant de l’inédit. En vérité, si nous n’éprouvons pas de l’inquiétude devant une technique, c’est qu’elle n’est pas assez révolutionnaire. » Le « nano-rêve » étant en dernière instance de déclencher dans la nature des processus complexes irréversibles, l’ingénieur de demain ne sera pas un apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par dessein (design). Le vrai design, aujourd’hui, n’est pas la maîtrise, mais son contraire.

On m’accordera que les conditions de possibilité d’une démocratie scientifique et technique changent du tout au tout lorsqu’on passe d’une science qui vise à la maîtrise à une technique qui se donne pour objectif de déchaîner l’immaîtrisable. S’il n’existe pas de société autonome sans principe et capacité d’auto-limitation, on se demande avec inquiétude quelles institutions et quelle culture politiques pourront s’opposer au principe d’illimitation qui aujourd’hui gouverne la dynamique technologique.

5. L’écologie politique serait l’ennemie de l’économie, du marché, et donc des fondements mêmes d’une démocratie libérale.

A quoi l’on oppose que seule une économie voire un capitalisme verts peuvent nous permettre de sortir de la crise écologique tout en respectant les « équilibres sociaux ». C’est vrai dans une certaine mesure, mais dans une certaine mesure seulement. Si, pour résoudre les problèmes sociaux de la France, il faut une croissance de la PIB de 5% l’an, ainsi que le préconise la commission dite Attali, on sort complètement de l’épure : jamais nous ne serons capables de respecter le protocole de Kyoto, dont les exigences, pourtant, sont dérisoires comparé à ce qu’il faut impérativement faire pour éviter un désastre écologique.

Mais il y a bien plus grave. On notera que dans la prospective des conflits et des guerres à venir, telle que la mettent en scène les gardiens de l’horloge de l’apocalypse, il n’a pas été question de ce qu’il est convenu d’appeler la crise de l’énergie. Et pourtant, les ressources fossiles (pétrole, gaz et charbon) s’épuisant à vue d’œil, les pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil bien décidés à rattraper leur retard en un temps record, on voit déjà se profiler une guerre qui sera sans merci entre les grandes puissances consommatrices, lesquelles se battront avec l’énergie du désespoir pour s’approprier qui la dernière goutte de pétrole, qui la dernière tonne de charbon. La tension sur les prix, qui pourrait dégénérer en panique, amplifiée par une crise financière majeure, se fait déjà sentir. Les économistes libéraux en tirent satisfaction, confiants qu’ils sont dans les mécanismes du marché, qui saura selon eux opérer les substitutions nécessaires: les réserves, comme par miracle, se trouveront multipliées, car il sera rentable d’exploiter des gisements difficiles d’accès, des énergies qui n’étaient pas économiques, comme le solaire ou les biocarburants, le deviendront, etc.

Or, si nous voulons éviter le désastre irréversible que serait une augmentation de la température de 3 degrés à la fin du siècle, l’humanité doit s’astreindre impérativement à ne pas extraire du sous-sol dans les deux siècles qui viennent plus du tiers du carbone qui s’y trouve accumulé, sous forme de pétrole, de gaz et de charbon. Conclusion: ce n’est pas de rareté qu’il faut parler, mais de surabondance: nous avons trois fois trop de ressources fossiles. Mais, je l’ai dit, la régulation du marché relayée par la dérégulation des paniques collectives va précipiter tout le monde, tête baissée et tant pis pour les plus faibles qu’on écrase ou piétine au passage, dans une course folle à qui s’emparera des ressources ultimes. Qui, quoi, peut arrêter cette débandade ?

Le libre jeu de la fixation des prix ? Mais les prix ne savent refléter que les raretés relatives, ils ne peuvent en rien gérer l’excès de ressources. Déjà on voit la Chine remplacer massivement le pétrole par le charbon, dont elle dispose en abondance, avec des conséquences écologiques désastreuses, que l’on peut suivre sur les cartes de pollution de la planète. Henri Prévot, du Conseil Général des Mines, estime qu’à moyen terme, le prix du pétrole ne dépassera pas les 70 dollars le baril. C’est qu’il existe une technique, la liquéfaction du charbon, qui produit des hydrocarbures à ce coût de revient. On y recourra massivement, car le charbon est la ressource fossile la moins comptée.

Pour éviter une catastrophe climatique terrifiante, il faudra imposer un prix du carbone très nettement supérieur à ce que la prise en compte de la seule raréfaction des ressources requerrait, et alors même que cette dernière provoquera des conflits d’approvisionnement majeurs. Jamais une démocratie d’opinion n’acceptera ce traitement, sauf si un Etat autoritaire le lui impose, comme cela se produit en économie de guerre.

6. L’écologie politique, s’adressant aux générations futures, ferait intervenir à la table du contrat social des êtres inexistants, parasitant le jeu normal de la négociation collective.

Il est vrai que le recours au langage des droits, des devoirs et de la responsabilité pour traiter de « notre solidarité avec les générations futures » soulève des problèmes conceptuels considérables, que la philosophie occidentale s’est révélée pour l’essentiel incapable d’éclairer. En témoignent éloquemment les embarras du philosophe américain John Rawls, dont la somme, Théorie de la justice (3), se présente comme la synthèse – dépassement de toute la philosophie morale et politique moderne. Ayant fondé et établi rigoureusement les principes de justice qui doivent gérer les institutions de base d’une société démocratique, Rawls est obligé de conclure que ces principes ne s’appliquent pas à la justice entre les générations. A cette question, il n’offre qu’une réponse floue et non fondée. La source de la difficulté est l’irréversibilité du temps. Une théorie de la justice qui repose sur le contrat incarne l’idéal de réciprocité. Mais il ne peut y avoir de réciprocité entre générations différentes. La plus tardive reçoit quelque chose de la précédente, mais elle ne peut rien lui donner en retour. Il y a plus grave. Dans la perspective d’un temps linéaire qui est celle de l’Occident, la perspective du progrès héritée des Lumières, il était présupposé que les générations futures seraient plus heureuses et plus sages que les générations antérieures. Or la théorie de la justice incarne l’intuition morale fondamentale qui nous amène à donner la priorité aux plus faibles. L’aporie est alors en place: entre les générations, ce sont les premières qui sont moins bien loties et pourtant ce sont les seules qui peuvent donner aux autres! (4) Kant, qui raisonnait dans ce cadre, trouvait inconcevable (« rätselhaft ») que la marche de l’humanité pût ressembler à la construction d’une demeure que seule la dernière génération aurait le loisir d’habiter. Et cependant, il ne crut pas pouvoir écarter ce qui se présente en effet comme une ruse de la nature ou de l’histoire accomplissant en quelque sorte le chef d’œuvre de la rationalité instrumentale: les générations antérieures se sacrifient pour les générations terminales (5).

Notre situation est aujourd’hui très différente, puisque notre problème majeur est d’éviter la catastrophe suprême. Est-ce à dire qu’il nous faut substituer à la pensée du progrès une pensée de la régression et du déclin? C’est ici qu’une démarche complexe est requise. Progrès ou déclin?, ce débat n’a pas le moindre intérêt. On peut dire les choses les plus opposées au sujet de l’époque que nous vivons, et elles sont également vraies. C’est la plus exaltante et c’est la plus effrayante. Il nous faut penser à la fois l’éventualité de la catastrophe et la responsabilité peut-être cosmique qui échoit à l’humanité pour l’éviter. A la table du contrat social selon Rawls, toutes les générations sont égales. Il n’y a aucune génération dont les revendications aient plus de poids que celles des autres. Eh bien non, les générations ne sont pas égales du point de vue moral. La nôtre et celles qui suivront ont un statut moral (a moral standing, comme dirait l’anglais) considérablement plus élevé que les générations anciennes, dont on peut dire aujourd’hui, par contraste avec nous, qu’elles ne savaient pas ce qu’elles faisaient. Nous vivons à présent l’émergence de l’humanité comme quasi-sujet; la compréhension inchoative de son destin possible: l’autodestruction; la naissance d’une exigence absolue: éviter cette autodestruction.

Non, notre responsabilité ne s’adresse pas aux « générations futures », ces êtres anonymes et à l’existence purement virtuelle, au bien-être desquels on ne nous fera jamais croire que nous avons une quelconque raison de nous intéresser. Penser notre responsabilité comme exigence d’assurer la justice distributive entre générations mène à une impasse philosophique (6). »

C’est par rapport au destin de l’humanité que nous avons des comptes à rendre, donc par rapport a nous-mêmes, ici et maintenant. Au chant X de l’Enfer, le poète écrit: « Tu comprends ainsi que notre connaissance sera toute morte à partir de l’instant où sera fermée la porte du futur. » Si nous devions être la cause de ce que la porte de l’avenir se referme, c’est le sens même de toute l’aventure humaine qui serait à jamais, et rétrospectivement, détruit. Si nous admettons avec Sartre que le sens du passé est toujours en suspens et que c’est l’avenir qui le détermine, alors l’annihilation de l’avenir est simultanément celle de tout le temps humain.

Pouvons-nous trouver des ressources conceptuelles hors de la tradition occidentale? C’est la sagesse amérindienne qui nous a légué la très belle maxime: « La Terre nous est prêtée par nos enfants ». Certes, elle se réfère à une conception du temps cyclique, qui n’est plus la nôtre. Je pense, cependant, qu’elle prend encore plus de force dans la temporalité linéaire, au prix d’un travail de re-conceptualisation qu’il s’agit d’accomplir. Nos « enfants » – comprendre les enfants de nos enfants, à l’infini – n’ont d’existence ni physique ni juridique, et cependant, la maxime nous enjoint de penser, au prix d’une inversion temporelle, que ce sont eux qui nous apportent « la Terre », ce à quoi nous tenons. Nous ne sommes pas les « propriétaires de la nature », nous en avons l’usufruit. De qui l’avons-nous reçu? De l’avenir! Que l’on réponde: « mais il n’a pas de réalité! », et l’on ne fera que pointer la pierre d’achoppement de toute philosophie de la catastrophe future: nous n’arrivons pas à donner un poids de réalité suffisant à l’avenir.

Or la maxime ne se limite pas à inverser le temps: elle le met en boucle. Nos enfants, ce sont en effet nous qui les faisons, biologiquement et surtout moralement. La maxime nous invite donc à nous projeter dans l’avenir et à voir notre présent avec l’exigence d’un regard que nous aurons nous-mêmes engendré. C’est par ce dédoublement, qui a la forme de la conscience, que nous pouvons peut-être établir la réciprocité entre le présent et l’avenir. Il se peut que l’avenir n’ait pas besoin de nous, mais nous, nous avons besoin de l’avenir, car c’est lui qui donne sens à tout ce que nous faisons.

Bref, si nous arrivons à comprendre cela, il suffira peut-être d’une forme d’égoïsme rationnel pour que nous trouvions en nous les ressources pour nous sauver tout en sauvant la planète.

7. L’écologie, et la peur de l’Apocalypse qui l’anime, ce serait la régression dans l’univers religieux dont les démocraties modernes ont réussi, non sans mal, à se déprendre.

L’éthique environnementale serait une morale et une religion. Les hommes ayant dépassé les limites sacrées que la Nature, ou Dieu, leur imposaient, ils seraient punis spectaculairement pour cela – à la manière dont les dieux de l’Olympe dépêchaient Némésis pour châtier leur démesure. Mais cela, c’est une histoire grecque qui n’a rien à voir avec le judéo-christianisme. Il y a en effet des rapports profonds entre la catastrophe écologique qui s’annonce et l’Apocalypse, mais le combat écologique n’implique pas de sacraliser la Nature, et l’Apocalypse, ce n’est pas le châtiment divin.

Je crois en effet que la crise présente est apocalyptique, au sens étymologique du mot : elle nous révèle quelque chose de fondamental au sujet du monde humain. Et ce dévoilement porte, comme dans les apocalypses de la Bible, du chapitre 7 du livre de Daniel au livre éponyme de Jean de Patmos, en passant par les apocalypses des évangiles synoptiques, sur la violence des hommes. Des hommes et non pas de Dieu.

Dans l’apocalypse de Marc (13. 1-37), un disciple de Jésus lui fait admirer la splendeur du Temple. Jésus lui répond : « Tu vois ces grandes constructions ? Il ne restera pas pierre sur pierre : tout sera détruit. » Les disciples demandent quand cela se produira, et quels seront les signes annonciateurs. Mais Jésus refuse de se laisser entraîner dans l’excitation apocalyptique. Il désacralise tant le Temple que l’événement de sa destruction. Tout cela n’a aucune signification divine : « Quand vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerres, ne vous alarmez pas : il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin. On se dressera en effet nation contre nation, et royaume contre royaume ; il y aura en divers endroits des tremblements de terre, il y aura des famines ; ce ne sera que le commencement des douleurs de l’enfantement. » Et plus loin : « Alors, si quelqu’un vous dit : Vois, le Messie est ici ! Vois, il est là !, ne le croyez pas. De faux messies et de faux prophètes se lèveront et feront des signes et des prodiges pour égarer, si possible, même les élus. » La conclusion : « Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand ce sera le moment. »

Ce texte admirable use du langage apocalyptique pour désacraliser l’Apocalypse. C’est une ruse qui subvertit l’Apocalypse de l’intérieur. Mon « catastrophisme éclairé » n’est que la transposition de cette ruse à notre crise présente.

Rudolf Otto définissait le sacré comme tremendum et fascinosum. Rappelons-nous l’exaltation, pour ne pas dire l’exultation de la planète lorsque le tsunami de décembre 2004 provoqua une chaîne quasi-mondiale de solidarité. Beaucoup crurent alors que l’humanité était devenue une et que la fin des temps était proche. Des sentiments semblables s’étaient déjà exprimés avec plus de force encore après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Le spectacle était sublime, on parla d’Armaggedon. L’Evangile a par avance démythologisé tout cela. Ce n’est pas Dieu qui se venge cruellement des hommes, le Sauveur n’a pas enfin raison des méchants. La seule leçon délivrée par Jésus est: prenez garde, veillez !

Dans la tradition apocalyptique vulgaire, l’Apocalypse est la fin des temps. La révélation est donnée à la dernière ligne, comme dans un roman policier banal. Mais tout chrétien conséquent croit que la catatstrophe-révélation a déjà eu lieu, non pas à la fin, mais au milieu de l’histoire, avec la mise à mort du Christ, la Passion. Le sens de l’histoire appartient à une temporalité qui n’est pas celle de l’histoire, précisément, mais celle de l’éternité. Cela se voit au fait que les apocalypses synoptiques font annoncer à Jésus une catastrophe, la destruction du temple par Titus en 70, qui appartient à son avenir mais est déjà pour elles du passé, tout en mettant dans la bouche du Christ des propos tirés du livre de Daniel !Dans le temps de l’histoire, l’éternité se dit au futur antérieur. Quand le moment sera venu, l’histoire de ce monde sera devenue l’éternité. En attendant, vous n’avez qu’une chose à faire : veillez, et ne vous laissez pas prendre à la fascination des grandes catastrophes.

Nous trouvons dans cette auto-démystification de l’Apocalypse tous les ingrédients de ce que devrait être le combat écologique, fût-il, comme il doit l’être, complètement laïque. Il n’existe aucune limite que le sacré ou la Nature, ou la Nature sacralisée, nous imposent. Or il n’y a de liberté et d’autonomie que par et dans l’autolimitation. Nous ne pourrons trouver les ressources de celle-ci que dans notre seule volonté libre. Mais garde à la tentation de l’orgueil !. Si nous nous contentions de dire que l’homme est responsable de tous les maux qui l’assaillent, jusques et y compris les catastrophes naturelles, à l’instar de Rousseau après le tremblement de terre de Lisbonne, nous perdrions la dimension de transcendance que préserve l’apocalypse désacralisée. Le catastrophisme éclairé consiste à se projeter par la pensée dans le moment de l’après catastrophe et, regardant en arrière en direction de notre présent, à voir dans la catastrophe un destin – mais un destin que nous pouvions choisir d’écarter lorsqu’il en était encore temps. C’est une ruse qui, pour nous inciter à veiller, nous enjoint de faire comme si nous étions les victimes d’un destin tout en sachant que nous sommes seuls responsables de ce qui nous arrive.

J’assume entièrement cette dimension religieuse de l’écologie, pour la bonne raison que toute pensée des questions dernières est inévitablement prise dans le religieux. Mais l’erreur à dénoncer est la confusion du religieux et du sacré. Il en va de la possibilité d’une écologie politique qui ne verse pas dans le moralisme voire dans le fascisme, et qui reste compatible avec les valeurs et les principes d’une démocratie moderne.

(1) Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Tel, Gallimard, 2002, p. 84.

(2) Traduction française : Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961 [voir pages 259-261.]

(3) Seuil, 1987 (origin. 1971).

(4) Théorie de la justice, section 44, « Le problème de la justice entre les générations ».

(5) Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

(6) A ce propos, une anecdote circule dans le milieu des astrophysiciens. A la suite d’une conférence donnée par l’un d’entre eux, quelqu’un dans la salle pose la question: « Combien de temps avez vous dit qu’il va se passer avant que le soleil vaporise tout ce qui se trouve sur la terre? ». Entendant de nouveau la réponse: « six milliards d’années », le questionneur pousse un soupir de soulagement: « Ah bon, Dieu merci! J’avais compris six millions ». Anecdote rapportée par Martin Rees in Our final hour, A Scientist’s Warning: How Terror, Error, and Environmental Disaster Threaten Humankind’s Future in this Century – on Earth and Beyond, Basic Books, New York, 2003, p. 182. La plaisanterie marche mieux en anglais, jouant sur l’allitération billion/million.

Jean-Pierre Dupuy, philosophe des sciences, est professeur à l’Université de Stanford en Californie.

Ce texte est issu d’une communication au colloque « La légitimité démocratique en question », Programme Legicontest (ANR), Université Paris Descartes, Sorbonne, 18-19 octobre 2007.

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