Écrit par André Gauron
André Gauron réagit ici au texte de Jean-Louis Laville et Alain Yvergniaux (Balises pour un projet de gauche. Solidarité démocratique, développement durable, économie plurielle), en questionnant l’aptitude des services solidaires et démocratiques, de type associatif et public, à permettre une réelle régulation du marché : ces services relèvent-ils du refuge, du renoncement à porter la lutte au niveau des institutions, ou sont-ils potentiellement des vecteurs efficaces de transformation sociale ?
Je partage très largement l’idée développée par J.L. Laville et A. Yvergniaux d’économie plurielle. Mais je constate que cette économie plurielle existe déjà et ce malgré une économie de marché dominante et en expansion constante (au-delà des à-coups conjoncturels). Il n’y a que les économistes, qui ne s’intéressent qu’à l’économie de marché, pour ne pas voir ce pluralisme. Construire une alternative, c’est à l’évidence «ne pas laisser le marché comme étant le seul à organiser, formater, penser l’économie ». Comment ? Les auteurs répondent en préconisant « la construction d’un vaste réseau de services répondant aux besoins sociaux actuels à travers une large gamme d’interventions, associatives et publiques, partageant toute la référence à la solidarité démocratique ». Cela peut-il suffire ?
Pour répondre à cette question, il faut revenir au constat que fait Polanyi dans La grande transformation d’une « autoprotection de la société » : « pendant un siècle, écrit-il, la dynamique de la société moderne a été gouvernée par un double mouvement : le marché s’est continuellement étendu, mais ce mouvement a rencontré un contre-mouvement contrôlant cette expansion dans des directions déterminées ». Et il ajoute, cette phrase essentielle : « quelque vitale que fut l’importance d’un tel contre-mouvement pour la protection de la société, celui-ci était compatible, en dernière analyse, avec l’autorégulation du marché, et, partant, avec le système de marché lui-même »[1]. D’une certaine façon, l’économie plurielle relève de cette logique. L’existence d’un réseau plus ou moins étendu de services de type associatif ou publics s’est révélée compatible avec le développement du marché.
En réalité, la question sous-jacente à la proposition de JL Laville et A. Yvergniaux est autre : le développement d’un vaste réseau de services solidaires et démocratiques peut-il faire « rempart au marché » et empêcher sa progression indéfinie ? La construction d’institutions démocratiques, une législation protectrice et d’autres instruments d’intervention qui visent à « conserver l’homme et la nature aussi bien que l’organisation de la production » est nécessaire mais pas suffisante. L’enjeu n’est pas l’existence de telles institutions, lois et interventions, mais leur contenu et leur forme : elles ne sont protectrices que si elles sont l’expression d’une « solidarité démocratique ». De plus, l’extension du réseau de services solidaires et démocratiques ne dispense pas d’agir pour transformer le travail au sein de l’économie de marché par la construction démocratique d’un droit du travail protecteur de la dignité et du savoir-faire des salariés.
Contrairement à la doxa libérale qui évacue tout conflit, les institutions, législations et interventions sont l’exact produit de la lutte qui se noue entre le mouvement et le contre-mouvement décrit par Polanyi. Dans cette perspective, privatisation et dérégulation qui depuis trente ans remodèlent institutions, législations et interventions expriment la suprématie du mouvement sur le contre-mouvement. Ce n’est pas un hasard si cette lutte s’accompagne d’une remise en cause des libertés individuelles et collectives. La destructuration de ce que le (contre-) mouvement démocratique avait construit ne peut se faire par des voies démocratiques. L’autoritarisme et l’unilatéralisme en sont une composante intrinsèque dont le mouvement démocratique n’a pas pris l’exacte mesure à temps. La chute du mur de Berlin et la disparition de la menace communiste en Europe qui s’en est suivie ont facilité et amplifié la défaite du mouvement social, mais elles n’en sont pas la cause première.
Dans ce contexte de régression démocratique, l’extension d’un réseau de services solidaires et démocratiques peut recevoir deux interprétations opposées à l’instar de la conception de la solidarité au XIXème siècle. Les services solidaires et démocratiques peuvent être un refuge, l’expression d’un repli de la société sur le local, du renoncement à porter la lutte au niveau des institutions, législations et interventions pour se limiter à une sphère privée (qui ne se réduirait pas à la famille) ; ils peuvent être aussi, dans la perspective de Laville et Yvergniaux, un réencastrement de l’économique dans le social, porteur à ce titre d’une transformation de la société où « le lien prime sur le bien ». Il est bien sûr tentant de donner cette acceptation à cette économie solidaire qui se développe sous nos yeux. La réalité me semble, au contraire, être celle d’activités refuge. Je n’écarte pas la possibilité d’un basculement, d’une conversion d’activités refuge en vecteur de transformation sociale. J’observe simplement que cela nécessite l’implication d’autres acteurs à un tout autre niveau, celui justement des institutions, législations et interventions publiques.
La difficulté à mobiliser les acteurs démocratiques est à mon sens liée à l’origine de la régression des trois dernières décennies qui a son origine dans la crise du capitalisme de la fin des années soixante. On ne peut en comprendre le sens sans revisiter le fordisme. En privilégiant les « formes institutionnelles » qui ont assuré la régulation du régime de croissance de l’après-guerre, l’école de la régulation a fait l’impasse sur ce qui fait la nouveauté fondamentale du fordisme, à savoir d’une part, la saisie par la production capitaliste-industrielle des biens de consommation et plus largement du mode de vie et d’autre part, la structuration de l’espace monétaire international qui assure l’équivalence générale des marchandises. La crise de la fin des années soixante ne marque pas, comme les auteurs de l’école de la régulation l’ont cru et vulgarisé, le passage du fordisme à un post-fordiste ; elle est, comme je l’ai écris à l’époque[2], une crise « interne » au fordisme.
L’investissement par la production capitaliste de masse du mode de vie fait passer d’un régime d’accumulation où le salaire se détermine en fonction de besoins sociaux assurés par un mode de production des biens de première nécessité de type domestique – prolongé en milieu urbain par l’invention des « jardins ouvriers » – à un régime d’accumulation où la production capitaliste se saisit de la totalité de la production du mode de vie. Ce basculement préexiste aux initiatives salariales d’Henri Ford. L’apport de ce dernier réside dans sa compréhension que le montant du salaire doit désormais s’indexer non plus sur le coût d’une production de type domestique mais sur celui de la production capitaliste du mode de vie. Il a cependant pour conséquence de rendre l’individu entièrement dépendant de la disponibilité de l’argent nécessaire à l’acquisition des biens de consommation sans lesquels il ne peut survivre. La caractéristique du fordisme est d’avoir poussé à l’extrême la production de l’homme libre que décrivait Marx jusque dans la production de son mode de vie.
A la fin des années soixante, la croissance américaine butait sur la limite rencontrée à l’extension de la production capitaliste de masse aux seuls biens d’équipement des ménages qui entraient dans une phase de saturation et la productivité de l’industrie américaine déclinait. Personne ne vit, cependant, qu’au moment où ce modèle de consommation était contesté, le libéralisme économique se remettait en marche avec fureur et fanatisme pour ouvrir à la marchandisation les portes qui lui avaient été jusqu’ici fermées. Elle pourrait se caractériser par un mot : transgression. De quoi s’agit-il ? Toujours de la même « métamorphose » pour reprendre le mot de Polanyi, qui depuis l’origine du capitalisme « transforme en marchandise ce qui n’est pas destinée à être marchandise ». Ce fut la terre dès le XVIIIème siècle, puis au XIXème, la monnaie et le travail. Aujourd’hui toutes les activités humaines sont concernées, mais aussi la production intellectuelle, le corps humain comme la nature[3]. Comme lors de la première phase du fordisme, cette transgression se présente comme un progrès, apportant un mieux être, un enrichissement : de nouveaux biens viennent enrichir le quotidien et rendent l’individu plus mobile et plus nomade. Plats préparés, surgelés, téléphone portable, ordinateur, photographie, voyages… , il faudrait dresser la liste des biens de consommation des années soixante et de ceux d’aujourd’hui pour mesurer ce que fut l’évolution de nos modes de vie mais aussi l’intensification de notre dépendance à l’argent.
La crise de la fin des années soixante a une deuxième cause : l’implosion du système monétaire de Bretton Woods qui imposait à chaque Etat d’équilibrer ses comptes extérieurs. En rompant en 1971, le lien du dollar avec l’or, le président Nixon marque la volonté des États-Unis de rompre avec le carcan qui bridait la croissance américaine. Deux ans plus tard, en mars 1973, les ministres des finances de 14 pays renonçaient à défendre le dollar et enterraient le système de changes fixes de Bretton woods (codifié quelques mois plus tard dans les accords de la Jamaïque). Ce faisant, ils n’innovaient qu’à moitié, poussant, au contraire, à son terme la logique d’un système monétaire international fondé sur la monnaie de crédit, et non plus sur un stock d’or, dont le dollar devenait le pivot. Les changes flottants dispensent les pays qui y participent d’avoir à assurer l’équilibre de leurs comptes extérieurs dès lors qu’ils trouvent à emprunter sur le marché financier. Ceux qui comme la Chine, les pays du sud est asiatique ou le Brésil veulent maintenir un change fixe avec le dollar n’ont d’autre choix que de dégager des excédents de paiement extérieur qui financent le déficit américain et soutiennent ainsi leur propre monnaie.
Le système monétaire de changes flottants assure ainsi une double fonction, celle qui était déjà assurée au XIXème siècle par l’étalon or, de fondement d’une équivalence monétaire générale auto-régulée, et celle propre à la période récente, de financement via une monnaie de crédit des déséquilibres économiques internationaux. Dans sa première fonction, ce système met entreprises et États en concurrence généralisée au niveau mondial. Tel est le vrai sens de la mondialisation dont la conséquence directe est d’une part une mise en concurrence salariale au niveau mondial et de l’autre un déplacement à l’échelle mondiale – et non plus à celle de chaque pays – de l’équilibre entre consommation et production (ces deux phénomènes étant étroitement liés). La gestion du taux de change fixe par des pays comme la Chine exerce une pression déflationniste mondiale en bloquant une possible remontée des salaires chinois – autre que celle décidée par les autorités politiques -. Il en résulte à la fois une pression à la baisse des salaires dans les pays développés et/ou un transfert des productions les plus sensibles aux coûts salariaux vers ces pays.
S’il me semble nécessaire de partir de l’argent et non du travail pour comprendre la nature réelle du fordisme, c’est qu’il cristallise la scission fondamentale des sociétés modernes entre l’homme et son activité, qu’elle soit productive, consommatrice ou ludique. Du Capital de Marx, on a retenu la théorie de l’exploitation. On oublie ce faisant que l’ouvrage commence par cette phrase « la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises ». Pour lui, le point de départ de l’analyse n’est pas à rechercher dans les biens mais dans l’argent qui produit de l’argent. Il y faut cependant un « transformateur » : le travail salarié. Quelques décennies plus tard, Walras entre-ouvre un autre chapitre de la théorie économique en dissociant la valeur monétaire d’un bien du travail qui a été nécessaire à sa production. Le prix nait d’une confrontation de désirs entre celui qui veut de l’argent contre son bien et celui qui est prêt à céder son argent pour acquérir ledit bien. Si le travail permet d’accroître le capital, ce qui transforme de l’argent en argent, c’est la mise sur le marché, la transformation de ce qui n’est pas marchandise en marchandise.
Tel est bien l’enjeu du problème posé à propos du commerce du sang et des organes ou encore de la brevetabilité des gènes ou de la propriété intellectuelle. Rien ne limite le désir d’argent. En posséder, c’est être libre de choisir comme de ne pas choisir. L’argent est la forme suprême de la richesse parce qu’elle est la liquidité même et donc maintient ouvert la possibilité de changer à tout instant le support dans lequel elle s’incarne. La bourse et des marchés financiers, depuis les sociétés par actions jusqu’à la titrisation du crédit ne font rien d’autre. Pouvoir échanger usines, habitations, pétrole à livrer, jusqu’aux prêts qui servent à les payer sans que jamais il n’ait lieu de procéder à une transaction sur les biens physiques. Tel est la fonction des marchés financiers et la raison de l’obsession des investisseurs et des opérateurs pour la liquidité.
Le mot de transgression traduit bien la destruction-recomposition des institutions, législations, interventions, mais aussi des codes éthiques et culturels qui président au développement sans fin de la marchandisation. L’erreur de la dénonciation de la mondialisation est justement d’ignorer cette transgression, comme si le « mieux être » dont elle s’accompagne la rendait incritiquable. L’alter-mondialisme ne peut de ce fait faire le lien entre ce qu’il dénonce et ce que produit l’autodéfense de la société dont le réseau de services solidaires et démocratiques est une des expressions. Dans le même temps, ce dernier contourne l’expansion illimitée de la marchandisation, il ne lui fait pas obstacle. Il n’est plus aujourd’hui possible de faire l’impasse sur cette question. Croire que la crise actuelle nous en dispensera en apportant les inflexions nécessaires serait une grave erreur. Elle n’est pas une crise des fondements du fordisme mais seulement de son financement débridé. Si on ne veut pas « laisser le marché comme étant le seul à organiser, formater, penser l’économie », il faut penser la marchandisation de notre société et combattre l’expansion illimitée de l’empire de l’argent. Telle est la tâche qui nous attend.
Cette tâche peut se décliner en trois objectifs. En premier lieu, il faut reconstruire institutions, législations et interventions publiques non pas à partir de conceptions philosophiques de l’Etat mais d’une mise en perspective de la protection de la société contre le marché impulsée à la base, dans les entreprises, collectivités territoriales, les réseaux de services et autres activités. Quelles institutions, législations et interventions sont susceptibles de garantir des espaces de liberté et d’initiative aux acteurs collectifs de base et de valoriser leurs actions ? En second lieu, à partir des besoins de protection de la société contre le marché, il faut réfléchir aux modes de consommation, à la nature des biens et des services produits, à leurs accès par le marché ou au contraire par des services publics ou des services associatifs. Par quoi se reconnaît un service public, le caractère public de l’entreprise ou les propriétés particulières du service fourni : accès, tarification, usagers…La mutualité, qui se trouve à l’articulation du marchand et du solidaire constitue un bon terrain de réflexion. Qu’est-ce qui en fait l’originalité et peut servir de modèle : non exclusion d’accès ? mode de tarification ? participation démocratique des usagers ?… En troisième lieu, et ce n’est pas le plus facile, comment transformer le régime monétaire international afin de réduire la pression concurrentielle qu’il exerce sur les salaires, la localisation des productions et les budgets des États mais aussi de limiter l’effet domino sur les autres pays des crises financières américaines ? Peut-on concevoir une organisation européenne qui nous protège des désastres américains ? De la crise actuelle, il n’y a rien à attendre si les acteurs sociaux ne se mobilisent pas eux-mêmes pour déplacer les lignes entre le mouvement et le contre-mouvement et finalement faire refluer l’empire de l’argent sur nos vies individuelles et collectives.
[1] Le fascisme est né en réaction à la puissante montée du mouvement social allemand au lendemain de la guerre et de la conjonction régressive entre la grande et petite bourgeoisie et la noblesse militaire.
[2] Dans Croissance et crise, ed. Maspéro.
[3] J’ai longuement développé ce thème dans L’empire de l’argent, Desclée de Brouwer, 2002.
André Gauron