Balises pour un projet de gauche. Solidarité démocratique, développement durable, économie plurielle

Écrit par Jean-Louis Laville et Alain Yvergniaux

Jean-Louis Laville et Alain Yvergniaux proposent de revenir ici sur la notion de solidarité, pour montrer que des projets de société très contrastés s’opposent derrière ce vocable consensuel. Ainsi, il y a un projet politique libéral, cohérent, qu’ils qualifient de solidarité philanthropique : se démarquant d’une logique de droits, il affirme la nécessité de calmer les tensions d’un système par nature inégalitaire, grâce à des formes de régulation privée sous-tendues par un esprit de bienfaisance. A ce projet doit être opposé un vrai projet réformiste, centré sur l’émancipation et la réduction des inégalités, et basé sur une toute autre conception de la solidarité : la solidarité démocratique. Le débat autour de ces deux conceptions de la solidarité est essentiel. La confusion n’est pas permise.

Jean Louis Laville est sociologue, professeur au Conservatoire national des arts et des métiers (CNAM) et coordinateur du Karl Polanyi Institute. Derniers ouvrages parus : La gouvernance des associations. Économie, sociologie, gestion, Toulouse Erès, 2008 (co-dirigé avec C. Hoarau), L’économie solidaire. Une perspective internationale, Paris, Hachette-Littératures, 2007 ; Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard, 2006 (co-dirigé avec A.D. Cattani) ; Action publique et économie solidaire, Toulouse, Erès, 2005 (co-dirigé avec J.P. Magnen, G.C. de França Filho, A. Medeiros).

Alain Yvergniaux est économiste, conseiller régional de Bretagne, président de la commission du développement économique et de la recherche, délégué à l’économie sociale et solidaire. Il est également co-auteur de Action publique et économie solidaire, Toulouse, Erès, 2005.


Ce texte a servi d’élément de discussion pour la première rencontre des Mardis de l’Institut Polanyi France, le 13 janvier 2009. Rédigé par un chercheur et un conseiller régional, il témoigne de la volonté de l’Institut Polanyi France de construire des ponts entre la réflexion intellectuelle et l’action publique.

Lire A propos de l’économie plurielle, par André Gauron, en réaction au texte de Jean-Louis Laville et Alain Yvergniaux


Introduction

Après des décennies de réduction des inégalités permise par le système redistributif de l’État-Providence, caractéristique du modèle de développement français des années d’après-guerre, la machine inégalitaire est de nouveau à l’œuvre. Inégalités de revenus croissantes, inégalités devant l’éducation, la santé, le logement, la culture…

La pauvreté réapparaît dans les pays riches, à commencer par la France : 7 millions de personnes vivent en deçà du seuil de pauvreté. Les chômeurs et les précaires sont les premiers concernés, pris dans un mouvement général d’effritement du salariat. L’emploi stable à plein temps, si important pour l’insertion dans la vie sociale et professionnelle, devient de plus en plus rare.

A l’origine de tout cela, il y a depuis trente ans, une très profonde mutation du capitalisme. Le capitalisme industriel et managérial des années d’après-guerre (les « trente glorieuses ») avait su créer, avec le pouvoir politique et les forces sociales, les conditions d’un compromis (le compromis « fordien ») fondé sur une répartition des fruits de la croissance entre capital et travail. Il aura incontestablement permis une élévation forte du pouvoir d’achat et une homogénéisation des modes de vie autour de la condition salariale.

Le capitalisme est devenu actionnarial et mondialisé. La logique du rendement, de la recherche du profit maximum à court terme, est devenu prépondérante. La financiarisation de l’économie imposant des taux de rendement de 15% dans une économie en croissance de 3% est un non-sens qui ne peut qu’entraîner des catastrophes pour l’emploi, les conditions de travail et la cohésion sociale. L’idéologie libérale depuis maintenant 30 ans cherche à imposer ses vues et ses méthodes : démantèlement de l’État-providence, des services publics, du droit du travail, des mécanismes de redistribution, et de tout ce qui est considéré par les libéraux comme obstacles à la liberté d’entreprendre et à la croissance. Au delà des aspects économiques, le libéralisme pénètre de plus en plus la société : l’individu est renvoyé dans tous les domaines de la vie à sa responsabilité, les mécanismes de redistribution et de solidarité collective étant considérés comme de l’assistanat nuisible.

Face à cette idéologie libérale peine à émerger un contre-modèle, un nouveau modèle réformiste, capable de lutter contre les inégalités et de redonner confiance et foi en l’avenir. Il existe aujourd’hui un « désespoir collectif » pour une majorité de nos concitoyens « qui ont l’impression d’être pris dans un mouvement qui va contre eux, auquel ils ne peuvent rien, et qui signifie la mort de ce à quoi ils tiennent, politiquement, intellectuellement, civiquement[1]. » Il s’agit de réagir contre cette « société anxiogène »[2], enfermée dans la peur du futur et la nostalgie du passé.

Pour sortir de la résignation, il importe tout d’abord de reprendre un débat fondamental pour le socialisme démocratique, celui sur la solidarité. Derrière le vocable consensuel de solidarité, il y a, en effet, des projets de société très contrastés. Ainsi, il y a un projet politique libéral, cohérent que nous qualifions de solidarité philanthropique. Se démarquant d’une logique de droits, il affirme la nécessité de calmer les tensions d’un système par nature inégalitaire, grâce à des formes de régulation privée sous-tendues par un esprit de bienfaisance. A ce projet doit être opposé un vrai projet, centré sur l’émancipation et la réduction des inégalités, et basé sur une toute autre conception de la solidarité : la solidarité démocratique. Le débat autour de ces deux conceptions de la solidarité est essentiel. La confusion n’est pas permise.

Nous en faisons le cœur de notre première partie, et proposons un détour historique pour s’émanciper d’un regard focalisé sur la dernière période, puiser aux sources de l’associationnisme. La reconstruction d’un compromis, suppose au préalable de puiser « à la source perdue du socialisme français »[3] et de réintégrer dans l’analyse l’associationnisme sur lequel Mauss et Jaurès, entre autres, ont mis l’accent.

Mais cet actuel compromis social, économique et culturel, doit être en adéquation avec la nouvelle donne et les enjeux du monde. On ne reviendra pas au compromis fordien des « trente glorieuses ». Parmi les enjeux fondamentaux du XXIème siècle, le concept de développement durable, intégrant dans un même mouvement les questions économiques, sociétales, environnementales et la démocratie participative, est certainement plus pertinent que le seul objectif de croissance économique, qui ne peut plus constituer le moteur d’un projet de société. Nous développons ce point de vue dans la deuxième partie de cette contribution au débat.

Ce nouveau compromis réformiste, en rupture avec le projet libéral, doit non seulement réencastrer l’économie dans les questions sociétales (enjeu du développement durable), mais doit avoir une approche ouverte de l’économie. Ceci suppose de rompre avec la vision orthodoxe qui procède d’un triple réductionnisme : en n’appréhendant la création de richesse qu’à travers le marché ; en n’envisageant que le marché auto-régulateur, régi par la seule loi de l’offre et de la demande ; enfin en ne considérant comme entreprise que la société de capitaux. Une telle vision étroite induit l’occultation ou le dénigrement de pans entiers de l’économie réelle[4]. C’est pourquoi, nous expliciterons dans une troisième partie la perspective d’une économie plurielle, proposant un cadre d’analyse et d’action ouvert sur la diversité des formes d’entreprises et des principes économiques.

Cette contribution n’a pas pour objet un débat théorique, elle est centrée sur des notions-clés qui ont déjà été mobilisées pour des transformations de l’action publique. Il s’agit ici de préciser en quoi leur contenu et leur articulation peuvent participer de l’élaboration d’un nouveau projet de gauche.

1 – Les deux sources de la solidarité moderne

Le terme de solidarité est symboliquement et politiquement fort, mais il est aussi suspecté d’assimiler morale et politique. En fait, il peut être débarrassé de toute ambiguïté si une distinction claire est établie entre deux conceptions aux histoires différentes.

  • La solidarité philanthropique est la première forme de solidarité qui renvoie à la vision d’une société éthique dans laquelle des citoyens motivés par l’altruisme remplissent leurs devoirs les uns envers les autres sur une base volontaire. A l’évidence, cette conception philanthropique de la solidarité fut et est encore aujourd’hui fortement marquée au coin de préoccupations libérales. Focalisée sur la «question de l’urgence» et la préservation de la paix sociale, elle se donne pour objet le soulagement des pauvres et leur moralisation par la mise en oeuvre d’actions palliatives. Le don n’y est pas soumis à d’autres règles susceptibles d’en stabiliser les conditions d’exercice que celles émises par les donateurs, il peut donc se convertir en instrument de pouvoir et de domination. L’inclinaison à aider autrui, valorisée comme un élément constitutif de la citoyenneté responsable, porte en elle la menace d’un «don sans réciprocité»[5], ne permettant comme seul retour qu’une gratitude sans limites et créant une dette qui ne peut jamais être honorée par les bénéficiaires. Les liens de dépendance personnelle qu’elle favorise risquent d’enfermer les donataires dans leur situation d’infériorité. Autrement dit, elle est porteuse d’un dispositif de hiérarchisation sociale et de maintien des inégalités adossé sur les réseaux sociaux de proximité.
  • A cette version «bienveillante», s’oppose une version de la solidarité comme principe de démocratisation de la société résultant d’actions collectives. Axée sur l’entraide mutuelle autant que sur l’expression revendicative, elle relève à la fois de l’auto-organisation et du mouvement social. Cette seconde version suppose une égalité de droit entre les personnes qui s’y engagent. Partant de la liberté d’accès à l’espace public pour tous les citoyens, elle s’efforce d’approfondir la démocratie politique par une démocratie économique et sociale.

Certes, la solidarité philanthropique a joué un grand rôle, en témoignent les formes variées de patronage et paternalisme développées au dix-neuvième siècle. Pour autant, si l’on compare à des contextes anglo-saxons, l’histoire française comme celle d’autres pays européens a été marquée par l’ampleur de la mobilisation du registre de la solidarité démocratique.

Une histoire de la solidarité démocratique

Dans l’histoire de la solidarité démocratique en France, deux étapes peuvent être distinguées :

  • La solidarité est un terme que Leroux introduit en philosophie dans le but de démarquer le lien social démocratique de la charité. Selon lui «la nature n’a pas créé un seul être pour lui-même [...] elle les a créés les uns pour les autres, et a mis entre eux une solidarité réciproque». C’est pourquoi il convient de substituer au christianisme une religion de l’humanité car «ce qu’il faut entendre aujourd’hui par charité, c’est la solidarité mutuelle entre les hommes» [6]. En dépit des accents datés de cette théologie politique, il importe d’en retenir la forte critique, tant de la charité que d’une vision organiciste de la société. Pour échapper à un individualisme concurrentiel comme à un étatisme autoritaire, Leroux insiste sur l’établissement entre l’État et la société d’une communication qui suppose des groupes intermédiaires. Il table sur des réseaux de solidarité passant par l’atelier, ainsi que sur des associations ou la presse, pour entretenir l’esprit public indispensable à la démocratie. Sa pensée entre en résonance avec les mouvements de l’époque d’autant plus qu’il s’engage dans la recherche d’une autre économie : l’organisation du travail qui reste à trouver fournirait l’occasion de mettre sur pied des entités productives qui inscrivent la solidarité au cœur de l’économie[7].
  • Face aux limites rencontrées par cette première approche, suite aux évènements de 1848[8], dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, une autre conception de la solidarité démocratique lui succède, à la fois en prolongement et en rupture. Certes, elle continue à témoigner d’un refus de la position libérale qui rabat le lien social sur l’échange contractuel. Néanmoins, le solidarisme défendu par des hommes politiques, juristes ou sociologues (Bouglé, Bourgeois, Duguit, Durkheim, …) est différent. Il repose sur l’idée d’une dette sociale que chacun contracte parce qu’il est membre de la société et qui l’amène à passer un « quasi-contrat » avec ses semblables. Ce n’est pas un engagement interindividuel volontaire, mais un engagement vis-à-vis de la collectivité dont l’État doit assurer le respect par l’obligation. Comme l’indique Bourgeois, « le devoir social n’est pas une pure obligation de conscience, c’est une obligation fondée en droit, à l’exécution de laquelle on ne peut se dérober sans une violation d’une règle précise de justice », et l’État peut imposer cette règle « au besoin par la force » afin d’assurer « ainsi à chacun sa part légitime dans le travail et les produits »[9]. L’intervention de l’État émancipe les dépendances personnelles par l’accès au droit, mais renforce aussi « sa puissance tutélaire » et « son rôle central de mise en forme de la société »[10]. La notion de solidarité prend un sens nouveau et apparaît comme le moyen pour les républicains de réconcilier les droits individuels et la responsabilité de l’État ; en contrepartie, elle avalise la prééminence de l’économie marchande sur laquelle l’État s’appuie pour prélever les moyens nécessaires à la réalisation des fonctions sociales dont il prend la responsabilité.

Illustration de la réussite de cette seconde conception, le droit du travail remplace le débat sur le droit au travail. Le règlement de la dette sociale va alors passer par le travail qui n’est plus un contrat mais un statut. Le travail procure des droits sociaux et des protections contre la maladie, la vieillesse et l’accident. Grâce au travail, les citoyens qui ne détiennent pas de capital peuvent accéder, malgré tout, à la sécurité.

Le ré-encastrement de l’économie par la solidarité démocratique 

À partir du dix-huitième siècle, il a donc existé des espaces publics populaires se manifestant en particulier par un foisonnement associationniste dans la première moitié du dix-neuvième siècle dont l’une des principales revendications a été celle de l’organisation du travail[11]. La solidarité démocratique y était abordée comme une réciprocité volontaire unissant des citoyens libres et égaux en droit, contrastant avec la philanthropie qui reposait sur l’inégalité des conditions. Face à l’échec de la prophétie libérale selon laquelle la suppression des entraves au marché devait équilibrer l’offre et la demande du travail, de très nombreuses réactions ont lié résolution de la question sociale et auto-organisation populaire. Dans les associations ouvrières et paysannes s’interpénétraient production en commun, secours mutuel et revendication collective. Elles ont esquissé le projet d’une économie qui pouvait être fondée sur la fraternité et la solidarité tout en invalidant la thèse de la discontinuité entre espace public et économie[12]. En résumé, elles témoignaient d’un projet de démocratisation de l’économie.

Au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, sont obtenus différents statuts juridiques attestant d’un prolongement de ces démarches associationnistes, dans lesquels une catégorie d’agents, autre que les investisseurs, se voit attribuer la qualité de propriétaire de l’organisation. Elles vont progressivement être définies comme des organisations d’économie sociale, l’économie sociale étant dès lors appréhendée comme un secteur regroupant les statuts (coopératif, mutualiste, associatif) dans lesquels l’intérêt matériel des apporteurs de capitaux est soumis à des limites. L’associationnisme originel débouche ainsi sur la légalisation de formes de regroupement combinant association de personnes et activité économique, qui ne sont pas contrôlés par les investisseurs. Cette reconnaissance juridique a pour contrepartie une atténuation du projet politique initial, entretenu par les discriminations négatives dont sont victimes les regroupements relevant de la solidarité démocratique au profit des expériences régies par la solidarité philanthropique[13]. Mélangeant ces deux formes de solidarité, l’économie sociale accentue une ambivalence qui entretient les clivages à son sujet au sein du mouvement ouvrier. Répressions, dissensions, fragmentations, confusions font progressivement perdre à l’associationnisme une grande partie de sa portée émancipatrice.

L’associationnisme pionnier conquiert droit de cité en donnant naissance aux institutions différentes que sont les mutuelles, les coopératives et les associations mais aussi les syndicats. Parallèlement, le projet d’économie solidaire s’efface. Il fait place à des organisations d’économie sociale qui ne sont pas épargnées par la banalisation. Le mouvement syndical s’en éloigne et pèse pour l’instauration d’un État redistributif comme pour la reconnaissance de droits sociaux dans les entreprises. La sécurité obtenue se paie toutefois d’un abandon de l’interrogation politique sur l’économie.

Finalement, « l’invention du social »[14] rend praticable l’extension de l’économie marchande en la conciliant avec la citoyenneté des travailleurs. L’État protecteur assume les responsabilités sociales que l’associationnisme avait cherchées à endosser. Le régime institutionnel reposant sur l’économie de marché assortie d’une redistribution publique qui en tempère les inégalités se met en place. La modernité qui a promu l’économie marchande a parallèlement dû mettre au point des institutions nouvelles pour en contrecarrer les effets destructeurs. Face à la misère sécrétée par la révolution industrielle se fait jour la nécessité de normes sociales de justice, dont l’État social se porte garant, susceptibles de corriger les nombreuses perturbations engendrées par la diffusion de l’économie marchande. L’interdiction du travail des enfants, la limitation de la durée du travail sont promulguées par des gouvernements soumis à la pression ouvrière.

L’État, expression de la volonté générale, devient dépositaire de l’intérêt général qu’il peut mettre en œuvre grâce à l’action du service public, qui tient sa légitimité de la représentation politique comme l’entreprise tient sa légitimité du capital. Le service public défini par une prestation de biens et services revêtant une dimension de redistribution (des riches vers les pauvres, des actifs vers les inactifs, …) dont les règles sont édictées par une autorité publique soumise au contrôle démocratique[15]prend au vingtième siècle une telle ampleur qu’une économie non marchande organisée en son sein devient le second pilier de l’économie, en complément et en correction de l’économie marchande. C’est une véritable synergie entre État et marché qui est obtenue après la Seconde guerre mondiale avec le compromis « fordiste » des « trente glorieuses ».

En somme, la relative démocratisation de l’économie qui a été obtenue au niveau national après bien des luttes l’a bien été au nom de la solidarité. Ce concept lié à l’émergence de la sociologie en tant qu’il opérait une rupture par rapport à l’imaginaire libéral et son individualisme contractualiste s’est d’abord organisé sous une forme réciprocitaire qui avait vocation économique puis s’est développé par la redistribution publique. De ce fait, l’analyse des formes de ré-encastrement de l’économie par la solidarité démocratique déconstruit l’opposition entre État et société civile. C’est la différence entre solidarité philanthropique et démocratique au sein de la société civile qui importe plus.

Quand on retrace sa genèse, la solidarité démocratique révèle son importance. Contre « le capitalisme utopique »[16], elle a permis d’inventer des protections susceptibles de limiter les effets perturbateurs de l’économie de marché. En outre, elle apparaît sous deux faces, une face réciprocitaire désignant le lien social volontaire entre citoyens libres et égaux, une face redistributive désignant les normes et les prestations établies par l’État pour renforcer la cohésion sociale et corriger les inégalités. Corollaire, l’engendrement mutuel de la réciprocité volontaire par l’association et de l’action publique redistributive est révélée par leur commune inscription dans une solidarité démocratique. Avec Mauss et Jaurès, le concept de solidarité démocratique conduit à insister sur les rapports étroits entre réciprocité et redistribution, prolongements de l’esprit du don selon Mauss[17]si l’on fait de l’assurance sociale « un jeu d’obligations et de sacrifices réciproques, un espace de dons mutuels »[18] constitutif comme le rappelle Castel d’une propriété sociale.

Il n’en demeure pas moins que l’acception redistributive occulte au fil du temps l’acception réciprocitaire. C’est particulièrement le cas après la Seconde guerre mondiale. Sous la nécessité d’étayer les consensus nationaux, la complémentarité entre État et marché est confortée. L’État keynésien se donne alors pour tâche de favoriser le développement économique à travers de nouveaux outils de connaissance et d’intervention. Parallèlement, l’État-providence prolonge les formes précédentes d’État social avec la sécurité sociale et la généralisation des systèmes de protection sociale. L’État encadre et soutient le marché autant qu’il en corrige les inégalités. La synergie entre État et marché se manifeste en particulier par la diffusion du statut salarial, grâce à un flux régulier de créations d’emplois et grâce à des gains de productivité élevés permettant des négociations salariales périodiques. Le statut salarial réalise un couplage inédit entre travail et protections qui en fait un vecteur privilégié d’intégration sociale.

2 – De la croissance au développement

Le compromis « fordiste » avait sa cohérence au sein des espaces nationaux ; l’amélioration des droits sociaux et du pouvoir d’achat, la consommation de masse rendue possible par le développement d’activités industrielles à forte croissance de productivité venaient compenser le poids des hiérarchies et la déqualification des tâches. A la suite des premières fissures révélées par les mouvements culturels et protestataires des années 1960, la désagrégation de cette cohérence coïncide avec la révolution informationnelle[19]et la globalisation qui lui est associée. La diffusion du progrès technique favorisant une internationalisation plus poussée des échanges et une industrialisation de pays à faible niveau de vie entraîne une intensification de la concurrence commerciale. Dans « une économie de l’offre », la satisfaction du client qui devient primordiale gouverne la production. Sur des marchés internationalisés et compte tenu du progrès technique, conditionnement, livraison, après-vente, contrôle de qualité, information du consommateur, sont incorporés dans la marchandise et en font un objet support de service. La distinction entre bien et service s’estompe, d’où l’émergence de « rapports sociaux de service »[20].

Une nouvelle phase de désencastrement de l’économie

Ces modalités d’internationalisation et de tertiarisation des économies ont fourni une justification pour critiquer l’intervention publique qui serait synonyme de bureaucratie et qui pénaliserait la compétitivité. A partir des années 1970, un mouvement profond de déréglementation et de dérégulation s’amorce. Légitimé par les nouvelles formes de la concurrence et l’évolution des activités productives, il renoue avec l’objectif de désencastrement de l’économie.

Son succès politique est en particulier illustré par l’écho des positions selon lesquelles les protections sociales arrimées à l’emploi ne seraient plus économiquement supportables. Autrement dit, pour sauver la possibilité de création de travail, il conviendrait de renoncer au statut de l’emploi[21]. Le travail qui était protégé de l’aléa économique par les dispositifs institutionnels propres au fordisme est dorénavant plus dépendant du marché. Les politiques néo-libérales emblématiques de la fin du vingtième siècle font confiance au marché pour remplacer des régulations fordistes considérées comme porteuses de rigidités et d’entraves à la croissance. Cette tendance de fond est perceptible sur plusieurs dimensions : financiarisation de l’économie, privatisation de services publics, adoption de règles marchandes dans des activités qui y avaient auparavant été soustraites. Elles tracent les nouveaux contours de l’activité économique.

  • La financiarisation définit des exigences de rendement des capitaux qui s’imposent aux entreprises internationalisées, devenues des entreprises réseaux dans lesquelles la dimension sociale du travail ne se recompose pas au niveau de l’usine mais à celui du centre financier. Les normes de rentabilité génèrent des arbitrages qui influencent les affectations de ressources entre établissements et les présentations de comptes des sociétés.
  • Sous-jacente à la financiarisation, la supériorité des mécanismes de marché est aussi affirmée quand des services publics (télécommunications, transports, énergie, …) sont privatisés au nom de l’efficacité économique. La protection sociale n’échappe pas à une conversion partielle à travers l’extension d’un marché de l’assurance et de la sécurité, l’État se recentrant sur des transferts compensatoires en amont (par la formation) et en aval (par la fiscalité) pour préserver l’égalité des chances sans s’immiscer dans la compétition économique.
  • Le processus d’accumulation étant freiné par le niveau d’équipement des ménages en biens de consommation dans les pays développés, de nouveaux domaines y font par ailleurs l’objet d’une marchandisation. Si elle soulève des objections quand elle touche au brevetage du vivant, au corps humain et à sa reproduction, cette marchandisation progresse largement dans de nombreuses autres activités : culture, sports et loisirs, santé, action sociale, services aux personnes, … Sur ce plan, selon Bélanger et Lévesque[22], le fordisme était aussi un providentialisme dans lequel la « défamilialisation » de ces activités s’est opérée à travers leur prise en charge par l’État garant de l’intérêt général exerçant un rapport tutélaire à l’usager ; ce dernier se voyait garantir l’accès aux services grâce à la gratuité ou à la modicité des prix pratiqués, tout en étant parallèlement exclu de la conception de ces services qui lui étaient pourtant destinés. Un consensus existait pour que ces services relèvent de la responsabilité publique, ce qui manifestait leur « démarchandisation » selon l’expression d’Esping-Andersen[23]. Or, les évolutions dans les formes de contrôle public attestent d’une « remarchandisation ». Elle ne signifie pas un désengagement de l’État car les fonds publics qui leur sont consacrés demeurent massifs, mais l’adoption de règles « quasi-marchandes »[24]pour leur attribution : mise en concurrence de partenaires différents, ouverture aux entreprises, exonération de charges sociales et fiscales, aides accordées aux consommateurs… On parle ainsi de création d’un marché pour les services aux personnes afin de faire face à la croissance exponentielle des besoins due aux tendances socio-démographiques : vieillissement de la population, professionnalisation des femmes, augmentation des familles monoparentales. Dans des économies tertiarisées où l’industrie  représente moins d’un quart des emplois et où les services occupent la grande majorité de la population active, ce changement est d’autant plus notable que tous ces services relationnels, dans lesquels l’activité est basée sur l’interaction directe entre prestataire et usager, prennent une place grandissante dans l’ensemble de l’économie.

Les dégradations écologiques et sociales

Si les premières mises en garde contre les impacts écologiques de la croissance industrielle ont été prononcées dès le dix-neuvième siècle, l’idéologie du progrès confortée par l’amélioration constatable des conditions de vie, elles-mêmes dues au désencastrement partiel dans des cadres institutionnels aux finalités solidaires, les a longtemps faites oublier. Les années 1960 témoignent à cet égard de la perception du franchissement d’un seuil : « plus » ce n’est pas forcément « mieux ».

Les atteintes à l’environnement, sous formes de pollutions diffuses et accidentelles, puis sous formes de pollutions globales, avec l’amenuisement de la couche d’ozone, se multiplient. C’est l’avènement d’une société du risque[25]. « Ainsi, 400 millions de tonnes de déchets dangereux sont produits chaque année dans le monde. La dégradation de la qualité de l’air est telle que l’on estime que la moitié des maladies respiratoires chroniques sont dues à la pollution. L’agriculture intensive, quant à elle, participe à la dégradation des terres et à la surexploitation de la ressource en eau. La biodiversité s’appauvrit et le génie génétique fait courir des risques inédits à l’écosystème terrestre. Quant aux énergies fossiles, 115 millions d’années ont été nécessaires pour les constituer et deux siècles auront suffi, non seulement pour commencer à les épuiser, mais encore pour initier un réchauffement du climat terrestre aux conséquences incalculables »[26].

Ces dommages ne peuvent plus être considérés comme facilement compensables et amendables dans la logique actuelle de fonctionnement de l’économie parce qu’ils sont liés au régime de propriété des entreprises. Dans le cadre de la financiarisation internationalisée, les détenteurs de capitaux fixent des objectifs de rendement des investissements bien supérieurs à ceux qui étaient la norme dans la période d’expansion après la Seconde guerre mondiale. Le recours croissant aux marchés d’actions pour financer les investissements exacerbe la concurrence. La valeur boursière est moins une valeur intrinsèque émanant de données objectives que la valeur d’échange d’un titre de propriété estimée par l’ensemble des acheteurs potentiels, d’où l’importance de l’anticipation des agents et des comportements mimétiques qui accentuent la sensibilité aux variations de cours dans des spirales spéculatives[27]. L’impératif de croissance auquel sont ainsi soumises les activités économiques accentue « l’exploitation intensive des ressources non renouvelables seules capables d’assurer une croissance soutenue » et « l’exploitation dépassant les rythmes de renouvellement naturel des ressources renouvelables », avec l’accumulation de polluants dans le milieu naturel, sa dégradation et sa destruction[28].

La montée des inégalités se manifeste pour sa part tant dans les relations entre les pays du Sud et du Nord qu’à l’intérieur de chaque pays en ce début de vingt-et-unième siècle. L’écart de revenus entre pauvres et riches se creuse : 1 à 11 en 1913 ; 1 à 35 en 1973 ; 1 à 72 en 1992. Les 20 % les plus riches représentent 86 % du produit intérieur brut mondial, les 20 % les plus pauvres 1 %. Le patrimoine des 20 % les plus riches représente les revenus de 41 % de la population mondiale[29]. On compte 1,2 milliard de personnes pauvres disposant de moins de 1 dollar par jour et 2,8 milliards (plus de 45 % de la population mondiale) ayant moins de 2 dollars. Alors que 1,3 milliard d’êtres humains sont privés d’eau potable, les fortunes des 200 personnes les plus riches du globe dépassent les revenus cumulés de 41 % de la population mondiale[30].

Si l’on s’en tient aux pays européens comme la France, le renforcement des inégalités est fortement corrélé à l’effritement de ce qui était une société salariale nationale. Les changements dans les formes et les contenus du rapport salarial déstabilisent la notion d’emploi en même temps que l’offre de postes ne correspond plus en volume à la demande exprimée. Les règles d’emploi sont d’abord modifiées par la croissance des formes particulières ou atypiques d’emploi atteignant 30,5 % de l’emploi salarié au sein de l’Union européenne, au détriment du contrat à durée indéterminée. Le renforcement du contrôle de l’accès à l’emploi permanent se double d’une intensification du travail que ce soit en matière de contraintes de délais ou de cadences rapides, et d’une recomposition des temporalités professionnelles puisque la régularité complète des horaires de travail ne concerne plus que 47 % des salariés. Comme le dit de Nanteuil-Miribel[31], la crise du compromis fordiste s’est accompagnée « d’une détérioration globale des conditions de travail[32], d’un renforcement des mécanismes de contrôle[33] et d’une fragilisation des liens d’emploi[34], privant ainsi un nombre croissant de salariés de perspectives durables d’intégration, et faisant de la flexibilité une contrainte subie plus qu’une mobilité choisie ». L’entreprise flexible contemporaine est faite « de décloisonnement fonctionnel et de contrôle latéral[35], d’autonomie et d’intensification du travail[36], d’appel constant à la mobilisation de soi et de crise de l’individualité, sans repères ni appui »[37].

Si l’emploi ne fournit plus toujours statut, socialisation valorisante et identité, c’est aussi parce que le plein emploi n’est plus assuré. Comme parallèlement, les chômeurs éprouvent les plus grandes difficultés à entretenir les capacités coopératives et relationnelles qui deviennent déterminantes pour obtenir un emploi, le danger est de passer du chômage à l’exclusion[38]. Entre l’emploi stable et le chômage, s’insinuent par ailleurs des situations disparates de « désinsertion »[39], ou de disqualification sociale[40]pour des « individus en situation de flottaison dans la structure sociale, qui peuplent ses interstices sans y trouver une place assignée »[41]. La menace de la « désaffiliation » ne peut être évacuée et pour beaucoup la précarité, loin d’être seulement matérielle devient existentielle. « L’obligation de faire à tout moment la preuve de ses compétences engendre le risque « d’érosion de la personnalité »[42]. La subjectivité peut être d’autant plus blessée que la souffrance reste solitaire, sans issue collective, sans pouvoir être atténuée par des mécanismes d’identification. L’aggravation des inégalités biographiques accentuée par la division du travail entre les sexes réactualise des « incertitudes de trajectoire » qui n’avaient plus cours quand le salariat témoignait d’un continuum de positions. Alors que l’emploi était synonyme de dignité, des emplois indignes existent désormais, en même temps que les frontières entre emploi et non emploi se brouillent. C’est la capacité intégratrice du salariat qui est touchée.

Penser « développement »

La subordination du politique à l’économique est contenue dans la sacralisation de la croissance. Y résister sans verser dans une condamnation qui ne serait qu’une prophétie sans ancrage social apparaît ainsi comme une condition pour un dépassement de l’impuissance du politique. La croissance a été depuis la révolution industrielle synonyme de progrès parce qu’elle a largement contribué à rendre la vie quotidienne moins pénible et qu’elle a aidé à l’affranchissement des dépendances traditionnelles. Mais la marchandisation de plus en plus poussée de l’existence humaine la rend beaucoup plus ambivalente.

Ce n’est donc pas un hasard si la croissance se voit contestée en même temps que son rôle dans la cohésion sociétale la rend incontournable. Pour affronter cette contradiction, Perroux dès 1961 distingue la croissance définie comme « l’augmentation soutenue [...] d’un indicateur de dimension pour la nation : le produit global brut ou net en termes réels » et le développement défini comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global »[43]. Entendue de la sorte, la notion de développement s’ouvre à une dimension qualitative. Comme le dit Gadrey[44], les notions de productivité et de croissance sont liées à des mesures de performances mises au point dans l’industrie fordiste et on peut se demander si les pays occidentaux ne sont pas « à la recherche d’un développement après la croissance et d’outils intellectuels pour penser ce développement post-croissance ». Cette notion de développement fait référence au bien-être et inclut les conditions de vie qui ne se réduisent pas au niveau de vie. Les « capacités » selon Sen[45], en tant que possibilités de choisir des modes de vie, font écho à une telle approche entérinée par le Programme des Nations Unies pour le Développement (Pnud) dans sa définition du développement humain comme « élargissement des possibilités de choix ouvertes aux individus ». Ces critiques adressées à la croissance ont préparé le choc représenté en 1972 par le rapport Meadows, au Club de Rome, sur les limites de celles-ci. Sans de tels signaux d’alarme, l’émergence de régulations publiques comme le protocole de 1987 interdisant, sous contrôle des États, les substances qui appauvrissent la couche d’ozone n’auraient guère été imaginables. Défendant l’idée que le conflit entre croissance et développement n’implique pas une « croissance zéro », le rapport Brundtland introduit en 1987 le développement durable comme mode de développement « dans lequel l’exploitation des ressources, le choix des investissements, l’orientation du développement technique, ainsi que le changement institutionnel sont déterminés en fonction des besoins tant actuels qu’à venir ». Cette Commission mondiale pour l’environnement et le développement installe le développement durable dans le calendrier des négociations internationales ; en 1988 la Conférence de Toronto se penche sur l’effet de serre, avec à la clé la création du panel intergouvernemental sur le changement climatique dont le rapport présenté à Genève à la Deuxième Conférence mondiale sur le climat en 1990 lance le processus aboutissant au Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992.

3 – Un choix politique : le développement durable par l’économie plurielle

Le développement durable, ainsi préconisé, vise à créer les conditions d’une solidarité à la fois horizontale, à l’égard des plus démunis du moment, et verticale, entre les générations actuelles et futures. Néanmoins derrière un apparent consensus sur le développement durable, deux projets divergents, quant aux formes de solidarité impliquées, se profilent : l’un repose sur la réactualisation d’une version philanthropique de la solidarité, l’autre s’appuie sur une adaptation de la version démocratique. A cet égard, le développement durable prolonge les débats sur le type de lien social que désigne la solidarité, présents depuis l’émergence du concept.

Les partisans du développement durable dans sa version de solidarité philanthropique réactualisée, plaident pour une « soutenabilité faible » dans laquelle « le capital naturel et le capital technique sont assez largement substituables – autrement dit que la disparition d’une partie du premier peut être compensée par un accroissement du volume du second – et qu’il convient donc de laisser aux mécanismes du marché le soin de parvenir au degré ou au rythme optimal de destruction de la nature »[46]. Les variables sociales et écologiques sont des externalités et ne sont intégrées qu’à travers leur internalisation, c’est-à-dire quand un équivalent monétaire est fixé (création de marché de droits à polluer, mesures fiscales incitatives, …) afin que les agents économiques soient influencés dans leurs choix de production et de consommation. La contradiction entre dynamique économique et variables socio-écologiques ne peut être dépassée que par des mécanismes correcteurs internes à l’économie marchande, seule à même de produire les antidotes aux problèmes qu’elle engendre.

Un développement durable fondé sur la solidarité démocratique

Un projet réformiste de développement durable fondé sur la solidarité démocratique est en opposition avec cette version libérale. Il réintroduit le souci de la reproduction, à la fois sociale et écologique qui avait été à l’origine de la réflexion économique, avant sa formalisation néo-classique. L’économie y est pensée dans le cadre du renouvellement de la société dans le temps et du maintien des conditions naturelles permettant ce renouvellement. Les travaux, plus critiques, qui relèvent de cette orientation insistent sur des normes écologiques et sociales qui ne soient pas remplaçables par des contributions monétaires.

La notion de développement durable implique ainsi un choix entre des formes de solidarité et va même jusqu’à interroger la définition formelle de l’économie[47] adoptée depuis l’avènement de l’économie néo-classique. Alors que des grandeurs telles que productivité et croissance, emblématiques d’une telle définition, perdent de leur évidence voire de leur pertinence, la question des conséquences sociales et environnementales de l’activité économique ne peut plus guère être passée sous silence. L’économie éthique est la réponse à laquelle peut conduire la sensibilisation au développement durable. Se rapportant à une approche de l’économie qui intègre les interactions avec la nature et le social et, de ce fait, appelle des indicateurs socio-économiques[48] qui ne soient pas tous exprimés sous une forme monétaire, elle élargit la solidarité démocratique à la fois horizontalement et verticalement. Ce souci d’envisager l’économie dans son milieu social et naturel évoque l’approche que Polanyi qualifiait de substantive, dans laquelle l’économie n’est qu’un moyen au service de finalités humaines relevant d’un choix politique. La réflexion morale ne saurait y être distinguée du débat sur les fins légitimes dans l’espace public.

La solidarité qui a constitué le principe organisateur de la résistance à l’extension sans limites du marché s’était exprimée d’une part par les protections liées au travail sous sa forme d’emploi salarié, d’autre part par des politiques de redistribution dont l’efficacité a été réelle dans la correction des inégalités à postériori. Mais dans les conditions actuelles, la solidarité ne peut être limitée à ces aspects étant donné les obstacles à l’obtention d’un travail « digne », pas plus qu’elle ne peut être obtenue pas une redistribution indexée sur la croissance marchande compte tenu de l’accélération des dégâts écologiques qui ne peuvent être combattus que par des formes d’intervention supposant des coordinations transnationales. Une solidarité démocratique moderne devra être également en phase avec les nouvelles inégalités qui se font jour dans une société en mutation : « inégalités de destin, inégalité des possibles »[49], toutes ces inégalités de départ, que le système redistributif de l’État-Providence conçu il y a un demi-siècle ne peut corriger.

L’ouverture à une économie plurielle

Cette réinscription de l’économie comme moyen au service de finalités humaines relevant de la délibération collective, suppose que soit remise en cause la représentation selon laquelle l’économie de marché est la seule source de prospérité et de création de richesse. Une perspective plus réaliste et moins idéologique que celle de la société de marché[50]peut être tracée : celle d’une économie avec marché, autrement dit d’une économie plurielle dont le marché constitue l’une des composantes sans en être pour autant l’unique productrice de richesses.

Cette économie plurielle s’appuie sur trois piliers :

  • une économie de marché, concurrentielle, portée par des entreprises de capitaux. Si la recherche de rendement des capitaux investis par les actionnaires a sa légitimité, elle ne peut être le seul objectif de l’entreprise. Et à cet égard, les dernières années marquent une dérive croissante d’une logique de production (activité, innovation, emploi…) vers une logique destructrice de rentabilité maximale. C’est pourquoi, un réformisme moderne promouvant un développement solidaire, loin de vouloir régenter les entreprises privées, doit fixer un ensemble de règles ayant pour but de « socialiser » le marché, ce qui implique des arbitrages publics. Les marchés sont compatibles avec des institutions régulatrices qui leur sont même nécessaires si on analyse leur constitution et leur fonctionnement au-delà de la référence à un marché auto-régulateur promue par la théorie orthodoxe. Ces règles doivent aussi bien concerner la limitation du recours à des stocks limités de ressources non renouvelables, que ce qui a trait aux conditions de travail, au droit du travail, à la protection des salariés, aux rémunérations. Sur ce dernier point, la baisse de la part des salaires dans le PIB depuis 20 ans a des impacts économiques et sociaux considérables: si la part des salaires dans le revenu national avait été la même en 2005 qu’en 1980, c’est une centaine de milliards d’euros de plus qui auraient été disponibles pour la consommation, avec les implications sur les recettes fiscales, l’emploi, les financements sociaux,…Ces régulations ne sont en aucune manière contraires à la nécessaire performance des entreprises : contrairement aux thèses libérales qui voient dans les réglementations publiques une contrainte nuisible à la compétitivité de l’entreprise, notre conviction est que l’efficacité économique d’une entreprise est, et sera demain, d’autant plus grande que ses performances sociales et environnementales seront développées.
  • Des services publics d’intérêt général qui doivent être confortés dans leur mission et dans leur rôle essentiel. Objets d’un consensus après la Seconde guerre mondiale, ils ont été fragilisés par l’offensive néo-libérale et dans ce contexte une crédibilité renouvelée passe par la possibilité de comparaisons approfondies entre les performances respectives des services restés publics avec ceux qui ont été privatisés, loin d’une rhétorique qui confond secteur public et bureaucratie. Une crédibilité reconquise suppose aussi d’engager une réflexion visant à faire évoluer le principe d’égalité formelle vers un principe d’égalité réelle afin de garantir une accessibilité effective pour tous, avec une priorité à donner aux plus démunis, à ceux qui ont le moins (les personnes, les territoires).
  • Le troisième pilier de cette économie plurielle : l’économie sociale et solidaire a une histoire forte en France (le creuset associationniste du XIXème siècle) et dans la construction du socialisme français (cf. supra). Cette « autre économie » est présente dans de multiples secteurs d’activité : les services aux personnes ( notamment la petite enfance et les personnes âgées), la santé, l’éducation populaire, la culture, le sport, le crédit et les finances solidaires, l’insertion sociale des publics éloignés du marché du travail, la solidarité internationale… Elle met l’humain, l’utilité sociale, l’intérêt général, la réduction des inégalités, les pratiques démocratiques au cœur de son projet. Elle représente des centaines de milliers d’emplois (5 à 10% de l’emploi total dans les différents pays européens), a une contribution déterminante à la création de richesses sociales, au maintien et au renforcement d’une cohésion sociale de proximité. La mise en œuvre de l’activité économique renvoie ainsi plus à la réciprocité dans laquelle « le lien prime sur le bien », pour reprendre les termes de Mauss, qu’à la maximisation du capital. La pertinence de ces comportements économiques est attestée par l’existence des organisations d’économie sociale « historiques » (associations-coopératives-mutuelles) mais aussi par la vitalité d’initiatives locales, tels les services de proximité dédiés à l’amélioration de la vie quotidienne, et internationales, tel le commerce équitable. Le regain observé de ces activités à orientation économique – c’est -à-dire des activités orientées en principe à d’autres fins, mais tenant compte dans leur déroulement de faits économiques[51] – fait qu’à côté des statuts juridiques anciens de l’économie sociale se constituent de nouvelles formes d’organisation des entreprises sociales fondées sur des multi-parties prenantes[52]témoignant de l’émergence d’une nouvelle économie sociale. Les services aux personnes ou services de proximité sont un bon éclairage des enjeux présents : société de plus en plus urbaine, augmentation continue du nombre de couples bi-actifs, nouvelles questions liées au vieillissement, … ces services sont appelés à se développer très significativement. La vulgate libérale prétend qu’ils connaîtraient un essor d’autant plus grand qu’ils seraient ouverts à la concurrence internationale. Mais cette croyance n’a pas de fondement concret pour les services aux personnes, largement ancrés localement. Le véritable défi est de promouvoir de nouvelles articulations entre services publics et associatifs, qui sont actuellement largement majoritaires en France et en Europe dans l’organisation de ces services. Car les enjeux essentiels sont ceux de l’accessibilité des services de proximité, de leur qualité relationnelle, de leur présence dans tous les territoires, si ces services doivent jouer le rôle qu’on attend d’eux dans la réduction des inégalités. Or les pays qui sont allés le plus loin dans la marchandisation des services de proximité comme les Etats-Unis, se sont trouvés aux prises avec de graves problèmes que nombre d’enquêtes ont mis en lumière : insuffisance de la sélection des publics selon leur degré de solvabilité, rotation accélérée du personnel, faiblesse de l’innovation… En combattant la montée des inégalités, en organisant des services améliorant la qualité de la vie et accessibles à tous, les initiatives portées par l’économie sociale et solidaire se réclament des mêmes finalités que le service public tout en proposant un débat sur les moyens les plus appropriés. Loin de délégitimer le service public, elles peuvent participer de sa relégitimation ; elles peuvent être porteuses de l’exigence qu’il ne délaisse aucun territoire et aucune population ; elles peuvent aussi insister sur l’importance de son lien avec des initiatives collectives menées par les personnes concernées et de l’intégration en son sein d’une parole citoyenne sur les services rendus. La petite enfance est sans doute le sujet le plus emblématique de ce nécessaire investissement public dans un service de proximité : c’est dès le plus jeune âge que s’acquièrent les atouts nécessaires pour toute la vie, que se forme la citoyenneté, que se construisent les représentations sociales. Mais c’est aussi dès le plus jeune âge que les inégalités entre enfants sont massives : inégalités matérielles, financières, culturelles,… Inégalités de destin. Le service public de l’éducation nationale, avec l’école maternelle dès trois ans, joue déjà un rôle déterminant. Il faut aller plus loin et « investir dans la toute petite enfance » en imaginant un service public de la petite enfance (notamment à travers des crèches et autres lieux d’accueil collectif) qui mettent en synergie des initiatives portées par les collectivités locales, l’État, mais aussi par des réseaux associatifs et coopératifs qui associent les habitants et les parents. Au-delà de cet exemple, ce qui est en jeu, c’est la construction d’un vaste réseau de services répondant aux besoins sociaux actuels à travers une large gamme d’interventions, associatives et publiques, partageant toute la référence à la solidarité démocratique. Contre le projet de marchandisation généralisée de la vie sociale, il convient de rassembler toutes les forces luttant pour un autre choix de civilisation.

Ces trois piliers d’une économie plurielle répondent à la nécessité de ne pas considérer le marché comme un mécanisme auto-régulateur et de ne pas laisser le marché comme étant le seul à organiser, formater, penser l’économie. Le concept d’économie plurielle permet de réencastrer l’économie dans le social, le sociétal, l’environnement. Il permet de réactiver les deux faces historiques de la solidarité démocratique : la réciprocité et la redistribution. Et ainsi de contribuer à construire un modèle socio-économique de développement humain alliant compétitivité, responsabilités sociales et écologiques, solidarités réelles pour permettre à tous de disposer des clés et des moyens pour se construire un avenir.

Cet enjeu est aussi celui de l’Europe[53], à l’heure où le modèle social européen, qui fut et est encore une référence pour de nombreux pays notamment du Sud, inquiets de la montée de l’hégémonie du modèle libéral anglo-saxon, est lui-même déstabilisé et en quête d’une réactualisation ancrée sur les nouveaux enjeux et la nouvelle donne mondiale. Un développement durable fondé sur la solidarité démocratique et organisé autour d’une économie plurielle peut constituer les bases de cette refondation du projet européen.


[1] Gauchet M., Libération du 25 février 2006.

[2] Pour reprendre Patrick Viveret – Pourquoi ça ne va pas plus mal – Transversales Fayard- 2005.

[3] Pour reprendre le titre de l’ouvrage regroupant des textes de P. Leroux réunis par B. Viard, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.

[4]Voir Laville J.L., « L’autre économie renvoie à la capacité de résistance des sociétés », Libérationdes 18 et 19 février 2006 ; pour une synthèse sur les aspects « cachés » de l’économie, cf. Laville J.L., Cattani A.D., Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2005.

[5]Ranci C. « Doni senza reciprocità. La persistenza dell’altruismo sociale nei sistemi complessi », Rassegna Italiana di Sociolgia, XXXI, n° 3, juillet-septembre 1990.

[6] Leroux P., Aux philosophes, Paris, 1841 ; Le Bras-Chopard A., « Métamorphoses d’une notion : la solidarité chez Pierre Leroux », in La solidarité : un sentiment républicain ? Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 58.

[7] Viard B., Pierre Leroux et le socialisme associatif de 1830 à 1848, Communication au colloque « 1998 : l’actualité de 1848. Économie et solidarité ».

[8] Revue du Mauss, L’autre socialisme. Entre utilitarisme et totalitarisme, n° 16, second semestre, Paris, La Découverte, 2000.

[9] Bourgeois L., Solidarité, Paris, Colin, 1902 : 22-23.

[10]Lafore R., « Droit d’usage, droit des usagers : une problématique à dépasser », in M. Chauvière, J.T. Godbout, Les usagers entre marché et citoyenneté, Paris, L’Harmattan, 1992.

[11]Chanial P., Laville J.L., « L’économie sociale et solidaire en France », in J.L. Laville, J.P. Magnen, G.C. de França Filho, A. Medeiros, Action publique et économie solidaire, Toulouse, Erès, 2005 ; Laville J.L., Le travail. Une nouvelle question politique, Paris, Desclée de Brouwer, 2008.

[12] Laville J.L., L’économie solidaire. Une perspective internationale, Paris, Desclée de Brouwer, réédition 2000.

[13] Dreyfus M., Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme 1852-1967, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2001.

[14] Donzelot J., L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984.

[15] Strobel P., Service public, fin de siècle in C. Grémion (dir.), Modernisation des services publics, Commissariat général du plan, Ministère de la recherche, Paris, La Documentation Française, 1995.

[16] Rosanvallon P., Le libéralisme économique, Paris, Le Seuil, 2ème édition, 1989.

[17] Mauss M., L’essai sur le don, sociologie et anthropologie, Paris Presses Universitaires de France, 9ème édition, 2001 (1ère édition 1950), p. 263.

[18]Chanial P., « La République, la question sociale et l’association », in Les Annales de la recherche urbaine, n°89, « Le foisonnement associatif », Paris, Juin 2001, p. 216.

[19] Passet R., L’économique et le vivant, Paris, Économica, 1996, pp. 141-148.

[20] Gadrey J., Rapports sociaux de service : une autre régulation, Revue économique, n°1, janvier 1990.

[21] Laville J.L., op. cit., 2008.

[22]Bélanger P.R., Lévesque B., « La théorie de la régulation, du rapport salarial au rapport de consommation. Un point de vue sociologique », Cahiers de recherche sociologique, numéro 17, 1991.

[23] Esping-Andersen G., The three Worlds of Welfare Capitalism, Harvard, Harvard University Press, 1990.

[24] Le Grand J., Bartlett W., Quasi-Markets and Social Policy, Londres, Mac Millan, 1993.

[25] Beck U., La société du risque, Paris, Aubier, 2003.

[26] Maréchal J.P., Développement durable, in Y. Dupont (dir.) Dictionnaire des risques, Paris, Armand Colin, 2003, p. 90.

[27] Aglietta M., Régulation et crises du capitalisme, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Orléan A., Le pouvoir de la finance, Paris, Odile Jacob, 1999.

[28] Von Griethuysen P., en collaboration avec J. Genevald et R. Steppacher, Croissance économique et soutenabilité écologique. Un tour d’horizon des principales critiques écologiques à la croissance économique, Genève, IUED, 2003, p. 26.

[29] Lévy M. (coord.), La nouvelle coopération Nord-Sud, Esprit, n° 6, juin 2000, p. 78.

[30] Martin D., Metzger J.L., Pierre P., Les métamorphoses du monde. Sociologie de la mondialisation, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 7.

[31] De Nanteuil-Miribel M., El Akremi A. (dir.), La société flexible, Toulouse, Erès, 2005.

[32] Merlié D., Paoli P., Dix ans d’évolution des conditions de travail, Dublin, Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 2000.

[33] Courpasson D., L’action contrainte. Organisations libérales et domination, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

[34] Paugam S., Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, Presses Universitaires de France, 2000.

[35] Perilleux T., Les Tensions de la flexibilité. L’épreuve du travail contemporain, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

[36] Boisard P., Cartron D., Gollac M., Valeyre M., Temps et Travail. La durée du travail, Dublin, Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, 2002.

[37] Sennett R., Le Travail sans qualité. Les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000.

[38] Wuhl S., Du chômage à l’exclusion ? L’état des politiques. L’apport des expériences, Paris, Syros Alternatives, 1991.

[39] De Gaulejac V., Taboada Leonetti I., La lutte des places, Paris, EPI, 1994.

[40] Paugam S., op. cit., 2000.

[41] Castel R., Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[42] Sennett R., op. cit., 2000.

[43] Maréchal J.P., Humaniser l’économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, pp. 80-81.

[44] Gadrey J., Services : la productivité en question, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

[45] Sen A, Éthique et économie, Paris, Presses Universitaires de France, 1993 ; L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 1999.

[46] Maréchal J.P., Développement durable, in Y. Dupont (dir.) Dictionnaire des risques, Paris, Armand Colin, 2003, p. 123.

[47] Polanyi K., La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

[48] Méda D., Qu’est-ce que la richesse, Paris, Aubier, 1999 ; Perret B., Indicateurs sociaux : état des lieux et perspectives, Centre d’étude des revenus et des coûts, Paris, 2001 ; Viveret P., Reconsidérer la richesse, Paris, Secrétariat d’État à l’économie solidaire, Délégation interministérielle à l’économie sociale, 2001.

[49]Maurin E., L’égalité des possibles. La nouvelle société française. Seuil . 2002

[50] Sur la différence entre économie de marché et société de marché, cf. Roustang G., Laville J.L., Eme D., Perret B., Vers un nouveau contrat social, Paris, Desclée de Brouwer, 2000 (réedition).

[51] Weber M., Économie et société, Tome 1, Paris, Plon, 1971, p. 110 et sq.

[52] Borzaga C., Defourny J., Social Enterprises in Europe, Routledge, 2001.

[53]Voir par exemple l’« Appel pour une Europe sociale et solidaire », Le Monde-Economie, 29 novembre 2005 ; cet Appel peut être consulté sur le Site : www.pourlasolidarite.be


Crédit photo : VictoriaPeckham, « Over-exposed crowd shot at Liverpool St station ».

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