Écrit par Jean Sammut
Depuis dix ans, le secteur de la mutualité est mis à mal et a perdu de sa légitimité démocratique. Pour éviter qu’il ne devienne un simple acteur du monde des assurances, la mutualité doit construire de nouveaux liens avec le syndicalisme et le secteur associatif.
Le texte qui suit est la retranscription d’une intervention orale de Jean Sammut à l’occasion des XIème Rencontres de la démocratie locale, organisées par l’ADELS le 28 novembre 2008. Nous remercions la revue Territoires (janvier 2009) de nous autoriser à le reproduire ici.
Bonjour à toutes et à tous,
Je voudrais d’abord remercier l’ADELS pour cette invitation, et dire que je suis heureux de pouvoir exposer ici quelques vues sur la place de la mutualité au sein de la démocratie locale, en compagnie des associations et des syndicats.
Mon idée principale est que la mutualité a aujourd’hui impérativement besoin de se transformer, et de créer des passerelles avec son extérieur. La mutualité est en effet dans un moment de régression démocratique. Pour s’en sortir, elle doit repenser ses propres modes de fonctionnement : promouvoir les débats démocratiques en son sein, de façon à apporter des réponses aux besoins de santé des populations, avec les associations, les syndicats et le reste de la société civile.
Depuis dix ans, nous assistons à un processus de « dé-mutualisation » de la mutualité. Je veux dire par là que la mutualité cesse peu à peu de réunir les conditions qui lui permettent de faire de la santé un bien commun, pour lequel s’engagent les mutualistes, et que ses politiques risquent d’être de moins en moins solidaires.
D’abord, les structures mutualistes sont en train de se concentrer : la mutualité « santé » regroupait 6000 à 7000 mutuelles (locales, professionnelles, interprofessionnelles…) en 2000, elle en rassemble aujourd’hui 1500 à 2000. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène : des directives européennes, les modifications du code de la mutualité, la volonté des dirigeants mutualistes, la mise en concurrence avec les assurances sur le marché de la protection sociale complémentaire. Cette diminution quantitative des structures aboutit à une régression démocratique : moins de structures, moins de proximité, moins de participation, moins de débats, moins de militants. Et moins de solidarités, également, puisque la capacité d’action locale et solidaire, avec ses réalisations sanitaires et sociales (comme les centres optiques ou dentaires), s’efface pour laisser place à l’institutionnalisation. De surcroît, comme cette diminution de la capacité d’agir se traduit par un affaiblissement des pratiques revendicatives, il devient à vrai dire difficile de se revendiquer du mouvement social démocratique. Tout ceci a d’ailleurs bien été perçu par la société française, dont le jugement sur le mouvement mutualiste s’est progressivement dégradé.
Ensuite, les relations entre la mutualité et les autres acteurs se sont affaiblies : avec les syndicats, avec les associations, avec les collectivités territoriales, ainsi qu’avec le corps médical. Auparavant, au niveau local, la mutualité discutait avec les médecins, dans la coopération et le conflit ; désormais, les professionnels de santé dialoguent avec l’Etat. Dans les années 80 et même 90, la mutualité intervenait, au niveau local, avec les syndicats et les associations, contre les régressions de la protection sociale, pour l’élévation du niveau de protection sociale des plus démunis, contre la fermeture des hôpitaux, pour une véritable réflexion sur le contenu et la forme de l’exercice médical. Aujourd’hui, ces radicelles s’effilochent.
Les mutuelles restent bien sûr des formes de l’économie sociale, à but non lucratif, et réunissent toujours des conseils d’administration pourvus d’une légitimité démocratique. Mais leurs principaux efforts, ces dernières années, pour faire face à la concurrence, ont porté sur la concentration des moyens de gestion et le marketing : leur rapport avec la démocratie locale s’en trouve aujourd’hui considérablement affaibli. De 1945 à 1980, environ, la mutualité a joué son rôle d’organisme complémentaire à la sécurité sociale, soucieux de l’intérêt général et de construire des réponses collectives aux besoins de santé. Désormais, l’heure est à la concurrence effrénée sur les tarifs, à la pression insoutenable sur les structures financières et de gestion, aux stratégies d’entreprises et d’institutions. Dans ce contexte, les questions de la proximité, de l’animation de la vie démocratique, de la formation des militants, de la réflexion sur la régulation du système de santé tendent nécessairement à devenir secondaires. Dans ce passage de la complémentarité à l’État à la libre concurrence dans le marché, c’est finalement la démocratie qui trinque.
Échapper à ce tropisme ne sera pas possible sans une prise de conscience de la totalité des acteurs qui portent leur part de responsabilité dans cette crise : je pense ainsi au rôle que jouent les comités d’entreprises dans la mise en concurrence des organismes de protection sociale complémentaire ; à la concurrence entre la mutualité et les associations en matière de représentation des usagers de la santé ; ou encore à la pauvreté de la réflexion des organisations politiques quant à l’autonomie, et quant à l’utilité de ce « corps intermédiaire » qu’est la mutualité. Ces problèmes ne se règleront pas non plus dans une énième réforme de l’assurance maladie. Ils se règleront avec l’intervention des populations, des associations et des syndicats. Ils se règleront avec la mutualité, également, puisque sa capacité de « mettre en système » les actions locales, à partir de ses qualités de gestionnaire et d’acteur du mouvement social, peut rendre possible des projets de régulation de l’offre et de la demande de santé à l’échelle nationale.
Le marché pousse à la disparition du mutualisme, et la marche de la mutualité, par conséquent, risque de bientôt s’arrêter, à moins qu’elle fasse des efforts pour sortir d’elle-même, et construire du politique. A moins d’un nouveau sursaut, le danger est grand que la mutualité se transforme en assurance, et développe des pratiques d’exclusion, alors même que les besoins de solidarité sont cruciaux : au regard des Trente Glorieuses, les effets de la dé-solidarisation de la société sont proprement spectaculaires, jusque dans la sphère du salariat, puisque le nombre des travailleurs pauvres va croissant, puisque les protections sociales obligatoires et complémentaires régressent, puisque la couverture maladie universelle (CMU) ne répond pas à la totalité des situations, puisque les retards de soins et les exclusions de soins se multiplient, puisque les inégalités devant l’accès aux soins se creusent, tandis que les péages (comme les dépassements d’honoraires) se généralisent et deviennent légitimes, même au sein de l’hôpital.
L’efficacité spécifique de la mutualité doit sans doute être rediscutée, actualisée et, surtout, clairement identifiée. Mais reste-il une chance aujourd’hui d’inverser le processus de démutualisation auquel nous assistons ? Je le pense. D’abord, dans le même temps où le marché impose des réformes structurelles, le mouvement mutualiste résiste, réagit. C’est le cas de l’organisation que je représente, la MGET (Mutuelle générale de l’Équipement et des Territoires) : 100 collectifs locaux, 2000 militants, qui continuent d’agir, de se rencontrer, de manifester concrètement leur solidarité ; d’autres mutuelles sont dans des situations comparables. Ensuite, les questions de la proximité et du rapport au mutualiste vont très rapidement redevenir déterminantes pour le positionnement économique de la mutualité sur le marché, que ce soit en termes de fidélisation, de maîtrise du risque, de différenciation commerciale : l’ancrage local est l’avantage concurrentiel de la mutualité face aux assurances. Tandis que les assureurs ont besoin de courtiers et d’investissements publicitaires, nous avons nos adhérents, nos militants, au contact de la population pour la bonne et simple raison qu’ils en font partie, et qu’ils sont à la fois les initiateurs et les bénéficiaires de nos politiques de solidarité.
En guise de conclusion, je dirais volontiers qu’un mutualisme de proximité, démocratique et solidaire, ne peut pas se développer seul. Quels que soient les efforts des mutualistes, qui doivent être premiers, la re-mutualisation du mutualisme ne pourra pas se construire de façon isolée, sans l’appui et sans une coordination, sans une compréhension des autres mouvements sociaux, qui doivent également en faire leur propre enjeu.
Nous sommes face à la nécessité de recréer des enjeux politiques autour des questions de la démocratie et de la solidarité dans le social et dans la santé. Il n’est pas pensable que la démocratie et la solidarité ne soient plus interrogées, ne soient plus un objet politique, alors même qu’elles sont constitutives de notre système et qu’elles ne cessent de s’essouffler. Ce travail passe par la construction de nouveaux liens avec le syndicalisme et le mouvement associatif. Il suppose également un dialogue avec les intellectuels, de façon à faciliter le renouveau idéologique dont notre mouvement a besoin. C’est tout l’objet de la création de l’Institut Polanyi France, comme lieu de la rencontre et de la confrontation entre les intellectuels, et le mouvement associatif, syndical et mutualiste.
De cette façon, la mutualité pourra peut-être – c’est mon espoir – élaborer des réponses neuves aux besoins de nos concitoyens. Le champ de la lutte contre les inégalités sociales et de santé, qui ne vont cesser de s’accroître dans la période qui s’annonce, ouvre un espace réel de collaboration entre nous.
Jean Sammut est président de l’Institut Polanyi France.