Écrit par Philippe Chanial
Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous reproduisons ici le prologue et l’introduction de « La délicate essence du socialisme », qui vient de paraître aux Éditions « Le Bord de l’eau.
Prologue. Une brute, qui se croit l’égale d’un homme*
Dans un coin de la pièce vaste et claire, mais rapetissée et assombrie par les meubles et les objets d’art qui l’emplissaient, un ouvrier était accroupi, un mètre à la main, parmi des planches, des baguettes, des pots à colle et des camions de peinture et de vernis. L’ouvrier tourna la tête au bruit de la porte qui s’ouvrait, inclina le buste en un léger salut et se remit à mesurer ses planches, adossé à un énorme tas de livres posés sur le parquet.
- Comment ! fit Camille, vous n’êtes pas à la manifestation, mon ami ?
- Non, mon ami, répondit l’ouvrier, sans lever le nez.
Cette familiarité fit sursauter Camille. Encore un esclave qui se croyait libre, une brute qui se croyait l’égale d’un homme.
- Ainsi, vous êtes de ceux pour qui tous les hommes sont égaux ?
- Si j’oubliais qu’ils ne le sont pas, serait-ce à vous, monsieur, de me le rappeler, chez vous ?
Le jeune homme accepta la leçon de bonne grâce.
- Il faudrait vous résigner à loger les in-quarto ailleurs que dans ce corps de bibliothèque… Voulez-vous me permettre d’en parler à mon patron ?
- Faites, dit Camille. Mais je veux auparavant, avoir un devis de la dépense.
- Oh ! certainement. Vous savez, d’ailleurs, que notre maison est consciencieuse.
- Vous y avez des intérêts ?
- Oui, je suis intéressé, comme tous mes camarades, à ce qu’elle ait de bons clients afin de demeurer une bonne maison.
- Ce n’est pas socialiste, cela.
- Vous devez sans doute savoir mieux que moi ce qui est socialiste et ce qui ne l’est pas, répondit l’ouvrier en tournant la tête vers un amas de volumes de sociologie et d’économie sociale.
- Dites-moi ce que vous savez… Excusez cette curiosité, et veuillez croire qu’il n’y entre aucune ironie. Vous avez des principes sur la vie individuelle et collective ?
- Laissez-moi reprendre ça à ma manière, cela me sera plus commode… Comme socialiste, je dois tenir à la lutte des classes comme principe.
- Vous pourriez le considérer seulement comme un fait, si vous n’étiez pas socialiste. La lutte des classes est la trame de l’histoire économique, disent les uns ; de toute l’histoire, disent les autres.
- Je suis plutôt avec les premiers.
- Vous n’êtes pas orthodoxe.
- Le socialisme n’est pas plus une église que ses principes ne sont des dogmes. La lutte des classes, fait économique, est pour nous un principe d’action : voilà comment je conçois les choses… Pourquoi est-ce que je m’unis à mes camarades de classe ? Pour lutter contre la classe opposée. Mais, en même temps que je m’unis à mes camarades, je lutte avec eux d’habileté pour le meilleur salaire, ou simplement pour ma réputation de bon ouvrier. Mais nous limitons cette lutte, nous l’incorporons, sans qu’elle y soit une gêne, à notre solidarité contre les patrons. De même, nous limitons la lutte contre nos patrons au point où ce serait la ruine pour eux et le triomphe des patrons étrangers, chez qui les commandes émigreraient. Cette solidarité avec nos patrons nationaux n’empêche pas notre solidarité avec les ouvriers des autres pays, dans la lutte internationale de tous les ouvriers contre l’ensemble des patrons du monde entier. Vous le voyez, notre terrain économique est joliment compliqué. Mais je ne suis pas seulement un ouvrier ; je suis un citoyen, j’aspire à être un homme complet. Comme citoyen, je suis solidaire de mon patron, qui d’aventure est républicain, contre mon camarade d’atelier, qui ne l’est pas. Libre-penseur, je vois ma femme aller à la messe ; sauf sur ce point, nous nous accordons parfaitement, tout en disputant sur nos convictions respectives. Et ainsi de suite. La lutte est dans tout, sur tout ; mais l’association est tout, étant au fond de tout.
- N’allons pas si vite, fit Camille, qui avait écouté fort attentivement. Restons un instant sur le terrain économique. Sur ce terrain, vous faites de la défense ouvrière, et non du socialisme, puisque vous ne poussez pas jusqu’au bout le principe de la lutte des classe.
- Je le pousse jusqu’au point où il s’oppose à la solidarité générale. La lutte ouvrière est d’ailleurs la base solide, réaliste, du socialisme, mais elle ne suffirait point à elle seule à dégager le socialisme du monde actuel. En unissant leurs forces, les ouvriers n’ont pas seulement pour but de mettre leurs salaires au niveau de leurs besoins. Cette union leur fait prendre connaissance du domaine où peut s’exercer leur action ; elle les habitue à s’y développer de toute la puissance multipliée que produit l’association des efforts. Tant que nous nous sentons pas capables de les suppléer, nous conservons nos patrons, qui nous sont des banquiers, toujours onéreux, et des chefs de travail, souvent injustes et maladroits. Demain, quand l’organisation aura augmenté notre valeur comme ouvriers, comme citoyens, comme hommes, quand nos coopératives de consommation auront, dans le patron, supprimé le commerçant ; quand notre éducation professionnelle aura rendu le patron inutile comme chef de travail ; quand notre action politique et notre culture générale auront secondé notre transformation de salariés en hommes libres, – qu’y aura-t-il ? Ceci : l’association ayant tiré ses moyens de la lutte elle-même.
- Donc pour vous, la lutte est un moyen de coopération ?
- Elle est un acte nécessaire, essentiel, insista l’ouvrier. Nous ne cimentons pas de la poussière pour en supprimer les atomes et les fondre en un bloc. Nous appelons, par la lutte, les individus à se connaître et à se posséder dans l’association. Vue ainsi, la lutte n’est plus un principe que les faits puissent contredire. Elle est éveilleuse d’énergie et créatrice de forces, parce qu’elle a enfin un but, sur lequel elle est éclairée. Et ce but, c’est de susciter les énergies, d’associer les forces pour les accroître en les libérant. Direz-vous encore que nous sommes des mystiques, qui sacrifions le fait à l’idée ?
- C’est aller à l’idéal en rampant.
- Notre idéal, c’est, vous le savez, non la pâtée servie à tous par la cuisinière Collectivité, mais l’association de toutes les forces ; et la plus maladroite faiblesse est encore une force dans un monde qui sait tirer parti de tout. Par cette association, nous nous libérons de toute servitude matérielle, de toute obscurité intellectuelle, de tout préjugé moral. Je ne veux pas réaliser pour moi seul cet idéal, parce que je sais ne pouvoir y tendre que par l’effort concerté de tous. Et puis, aussi, cela me fût-il possible, parce que j’aurais honte de m’accroître d’autrui sans rien lui donner en échange.
Camille rougit imperceptiblement.
- Par l’association, vous abdiquez votre liberté, fit-il pour rompre les chiens. Vous déclarez bien que l’association vous fait plus libre que l’isolement, mais il vous reste à le démontrer [...]
Introduction. Faut-il en finir avec le vieux socialisme [1] ?
« Les destinées de la France ne peuvent pas être à la merci des systèmes politiques et sociaux issus des fumées du cabaret. Les illusions de ce genre sont devenues si contagieuses, si générales de notre temps, qu’elles ont mérité les honneurs d’un nom nouveau et désormais consacré : c’est celui de socialisme, en d’autres termes l’art d’improviser des sociétés irréprochables »
Louis Reybaud (1840)
Longtemps le socialisme a prétendu – et réussi – à circonscrire les frontières légitimes de la gauche. Socialiste, la gauche avait une histoire, celle des luttes et des conquêtes du mouvement ouvrier auquel elle s’identifiait, une identité propre, attachée aux valeurs et aux aspirations des classes populaires, et une charpente idéologique, forgée autour d’une critique sévère du capitalisme et d’une alternative résumée à l’impératif de socialisation. Cette épaisseur à la fois historique, sociale et doctrinale marquait sa foi dans les vertus du progrès, du Peuple et du collectif. Bien sûr, cette articulation complexe de « progressisme », de « populisme » et de « collectivisme » eu ses tensions, variantes historiques et nationales, ainsi que ses nuances de chapelle. Néanmoins, révolutionnaire ou réformiste, cette gauche évidemment socialiste, s’identifiait au cœur même du projet d’autonomie des modernes, voire à la Modernité même. Guidé par l’impératif catégorique de l’égalité des conditions, ne visait-elle pas en effet à réaliser cet idéal d’autodétermination radicale du social-historique par la direction – pour et par la société – de la production et des échanges ? Bref, la gauche ne pouvait être résolument de gauche sans être socialiste. Et réciproquement, le socialisme ne pouvait qu’être de gauche tant il en définissait en quelque sorte la quintessence[2].
Or cette identification, cette équivalence croisée, qui a permis de donner un contenu substantiel et positif au clivage droite/gauche, a perdu cette évidence d’essence. L’histoire vient en effet nous rappeler ce que nous avions oublié : le socialisme n’a jamais eu le monopole de la gauche, mais aussi, et plus radicalement encore, le socialisme ne s’est pas partout, toujours et nécessairement défini « de gauche », tant son rapport aux progrès et aux idoles de la Modernité fut ambivalent. Si donc il y eu une gauche avant le socialisme, rien n’interdit de penser – que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore – qu’il y en aura une après lui. En effet, s’il y eut bien un mariage de la gauche et du socialisme, la perspective de leur divorce n’est pas aujourd’hui une simple hypothèse d’école. Third way ou New Labour en Grande Bretagne, Neue-Mitte en Allemagne, Partido democratico en Italie, la procédure de séparation de corps est déjà largement engagée. Quant à la France, le refus du candidat Lionel Jospin à définir son programme de « socialiste », ou plus radicalement le titre du récent ouvrage du député-maire d’Evry [Valls, 2008], « Pour en finir avec le vieux socialisme… et être enfin de gauche » comme sa proposition de changer le nom du Parti socialiste en « Parti de la Gauche Française »[3], marquent bien un rupture, discrète ou tonitruante. Comme si, entre gauche et socialisme, il fallait désormais choisir. Ou comme si le socialisme était mort ou moribond.
Retour aux origines ou les baptêmes du socialismes
Cette crise d’identité appelle un retour aux sources. Comme le rappelait André Gorz [1991], il ne fait guère de doute que le socialisme est totalement périmé si on le réduit à ses slogans et contenus traditionnels : plein développement des forces productives ; collectivisation générale des moyens de production, direction planifiée du système économique ; abolition du salariat ; suppression de l’Etat etc. Pour autant, si l’on s’attache à son sens originel, ne conserve-t-il pas une profonde actualité[4] ? Or ce sens originel n’est pas simple à saisir. Qu’il s’agisse de son acte de naissance comme d’éventuel décès, de ses fiançailles avec la gauche, souvent déçues sinon rompues, de leur mariage et éventuel divorce, l’état civil du socialisme n’est en effet pas facile à dresser.
Ce n’est pas avant 1815 que les principales doctrines et expériences socialistes se développent dans ces deux foyers de la révolution industrielle, l’Angleterre, en premier lieu, et la France. Et c’est ici qu’elle recevront leur nom de baptême. Double paternité donc. Le terme naît en effet à peu près au même moment, entre 1830 et 1840, dans ces deux pays, mais dans deux sens différents. Robert Owen (1771-1858) en est le père anglais qui le popularisa dans son pamphlet publié en 1841, What is Socialism ? Ce terme désignait alors programme résolument pragmatique et expérimental visant à constituer, sans le secours de l’État, un nouveau monde économique et moral par un libre essaimage d’associations coopératives[5]. C’est en partie dans son sillage que va s’affirmer un socialisme qui s’identifie, en raison même de la vitalité de la société civile, au mouvement ouvrier, donnant ici raison à l’analyse de Marx. En France, c’est un saint-simonien dissident, Pierre Leroux (1797-1871), qui revendiqua la paternité du terme, du moins en tant que doctrine constituée. Or ce qui est ici frappant, c’est que ce second baptême est avant tout un baptême négatif. Dés 1834, il définit le « socialisme » comme l’excès opposé à l’ « individualisme », alors identifié à l’économie politique anglaise et à son laisser-faire, bref comme une corruption parallèle du lien social, absorbant l’individu dans la société ou l’État[6]. Cette identification du socialisme à l’extension du pouvoir d’État sera tenace en France et ailleurs. Pour autant, elle ne traduit guère fidèlement la singularité du socialisme originel, tant en France qu’en Grande-Bretagne[7]. D’ailleurs Leroux qualifiera par la suite d’ « absolu » – nous dirions aujourd’hui, d’une façon anachronique, « totalitaire » – ce socialisme pour le distinguer de celui qu’il défendra et qui, à l’inverse, vise à substituer l’association à l’autorité, qu’il s’agisse de la propriété, de la famille ou du gouvernement, mais aussi au désordre économique et social et à la misère engendrés par ce fait nouveau, « l’anarchie industrielle » (Fourier). Bref, une seule solution, l’association.
Ce mot d’ordre réunit, malgré leurs différences, les grandes figures du socialisme d’alors : Owen, Fourier, Saint-Simon, Cabet, Louis Blanc et même Proudhon . Il traduit bien le cœur même et l’ambition du socialisme originel : subordonner démocratiquement l’économie aux besoins et valeurs de la société, en réduisant le champ d’application de la rationalité et de la concurrence économiques et en développant des formes de coopération volontaires et auto-organisées. L’impératif de socialisation de la production et des échanges, quelles que soient les diverses modalités préconisées, répond ainsi tout à la fois à un impératif de justice qu’à une certaine posture morale cherchant, dans la mise en œuvre de nouvelles formes de solidarité, une alternative tant au marché – et à travers lui, comme on le dira ensuite, au pouvoir du capital – qu’à l’État – soupçonné d’incarner par sa nature même ce principe d’autorité. Au début était donc un mouvement, certes bigarré, mais fondamentalement anti-utilitariste, associationniste et animé par des valeurs communes d’égalité et de solidarité.
Le socialisme est-il de gauche ?
Mais cela fait-il pour autant de ce mouvement un mouvement « de gauche » ? Tout dépend comment on écrit l’histoire de la gauche. Opposons interprétations continuistes et discontinuistes. Selon la première [Lefranc, 1973 ; Peillon, 2008a], il y eu certes une gauche avant le socialisme. En France, elle apparaît explicitement sous la Restauration davantage que sous la Révolution. Il s’agit alors d’une gauche libérale et parlementaire, s’affirmant contre l’Ancien Régime restauré et ses Ultras, proclamant contre le Trône et l’Autel les droits de l’individu. Puis, au lendemain de la Révolution de Juillet, s’affirma une seconde gauche, démocratique et républicaine, attachée avant tout à la conquête du suffrage universel, refoulant ainsi vers le centre, sinon à droite, la première[8]. Le socialisme incarnerait alors un nouveau mouvement de ce processus de débordement à gauche, bref l’émergence d’une « troisième gauche », prolongeant, en le radicalisant, ce moment libéral et républicain, par sa volonté d’inscrire liberté, égalité et souveraineté au sein de l’ordre économique. Ainsi, ces trois gauches successives, dont la benjamine socialiste constituerait en quelque sorte la synthèse dialectique de ses deux aînées, seraient ainsi chacune filles de la Révolution. Bref les membres d’une même famille, celle désignée encore aujourd’hui sous le terme de « forces de progrès » ou de « parti du mouvement », apportant chacune leur pierre à l’invention démocratique. Les deux premières gauches incarneraient le premier mouvement d’émancipation moderne auquel la démocratie doit ses deux premiers piliers : l’Etat de droit d’une part, et le régime représentatif et la souveraineté populaire, d’autre part. La troisième s’identifierait elle à un second mouvement d’émancipation, prolongeant, en incorporant la question sociale, le premier afin de garantir à tous « les moyens réels de leur libertés réelles » par une transformation des formes de propriété, de production et d’échange. On lui devrait d’autres institutions cardinales de notre modernité démocratique : l’État-Providence, le droit du travail, la protection sociale, les formes syndicales et coopératives etc.
Selon la second interprétation, discontinuiste, il faut se méfier de ses histoires de famille trop idylliques. Et rappeler que tout d’abord les deux premières gauches n’ont cessé de s’opposer à leur benjamine. L’une parce qu’en en faisant la source de la misère, le socialisme, « cet art d’inventer des sociétés irréprochables » rendrait toute liberté suspecte[9] ; l’autre parce qu’il négligerait la question politique pour ne revendiquer que des réformes matérielles et économiques. D’autre part, cette hypothèse de continuité conduirait à négliger que, parallèlement, le socialisme pionnier s’est construit en grande partie à côté, sinon en conflit avec ces gauches. Ainsi de l’owenisme face au radicalisme en Grande-Bretagne, ou du saint-simonisme et du fouriérisme en France face au mouvement libéral et républicain. Non seulement ces diverses écoles socialistes ne semblaient rien attendre ni de la démocratie ni de la République, mais plus encore l’ordre politique leur semblait superflu et dispensable[10]. L’association volontaire devait suffire à donner la solution à seule question qui importe, la question sociale laissée sans réponse par la Révolution. Le grand saut dans l’utopie – la stratégie du « grand écart » (Fourier) – d’un grand nombre de ces premiers apôtres du socialisme est ainsi indissociable de leur critique, certes ambivalente et inégalement partagée, de l’héritage révolutionnaire. Par ailleurs, longtemps étranger aux cités de rêve des utopies, le socialisme proprement ouvrier semble également éloigné de cet héritage. Ses pratiques et ses luttes, mais aussi ses expériences associatives – qui préparent le syndicalisme, le coopérativisme et le mutuellisme modernes – manifestent avant tout le désir des classes populaires de protéger contre les effets déshumanisant du libéralisme industriel un certain nombre de formes d’existence communautaire. Or ce désir était tout autant irréductible à une quelconque nostalgie de l’Ancien Régime qu’au culte du Progrès caractéristique des Lumières, alors identifié au machinisme, à la menace de prolétarisation par la chute dans « l’indigne salariat » [Castel, 1995], à la désagrégation individualiste des communautés de métiers et des valeurs traditionnelles qui leur étaient attachées. Bref, non seulement la gauche d’alors, qui incarne la modernité politique post-révolutionnaire, ne se reconnaît guère dans le socialisme, mais le socialisme lui-même ne s’identifie pas davantage à la gauche.
Il faut alors, selon cette interprétation, faire l’hypothèse, que le mariage de la gauche et du socialisme résulte d’un compromis historique, instable et sans cesse contesté. Jean-Claude Michéa [2002] propose, pour la France, de le dater de l’Affaire Dreyfus et plus généralement, de ce moment constituant de réconciliation entre une partie des socialistes et la République. Il fut, tant en termes de doctrine que de stratégie politique, l’œuvre de Jaurès et fut mis en œuvre par la participation – ou le soutien – des socialistes à divers gouvernements radicaux, puis aux différents « Bloc des Gauches », puis « Cartel des Gauches » etc.[11] Une autre histoire de la gauche et du socialisme s’écrit alors rétrospectivement, principalement sous la plume des socialistes réformistes.
Le fil rompu du socialisme républicain français
Comment trancher entre ces deux interprétations ? On peut opposer à la seconde qu’elle néglige le fait que gauche et socialisme ont bel et bien noué leurs fiançailles lors la révolution de 1848[12]. Mais on peut lui rétorquer qu’en France « l’illusion lyrique » de cette nouvelle République, indissociablement démocratique et sociale, fut brève et ces fiançailles en partie rompues avec la dure répression de juin 48, menée par d’authentiques républicains. De plus, la Commune de Paris ne réédite-t-elle un scénario assez comparable, déportant une nouvelle fois le mouvement socialiste aux marges de cette République à laquelle la gauche reste identifiée ? Enfin, la longue tradition de l’autonomie ouvrière, radicalisée par l’anarchisme, mais aussi et surtout la diffusion du marxisme, qui fait alors de l’Allemagne le nouveau foyer émergent du socialisme, n’ont-elle pas encore renforcé encore cette séparation de corps ? D’ailleurs Marx s’est-il jamais affirmé « de gauche » ? N’a-t-il pas cessé au contraire, comme le libéral Tocqueville, de ridiculiser la gauche républicaine française et les socialistes de 1848, si petit-bourgeois [Marx, 1852 ; Tocqueville, 1850]?
Mais peut-être est-ce l’histoire qui a tranché. Lorsque le socialisme, sous l’influence allemande – lassallienne et marxienne – renaît dans l’ensemble de l’Europe après une la longue période d’apathie et de répression à la fin des années 1870, c’est sous un nouveau nom de baptême, « collectivisme », et au nom du nouvelle stratégie de lutte, la conquête de l’État par un parti de classe dûment organisé. Soit un socialisme qui rompt fortement avec l’inspiration du socialisme originel, du moins avec son associationnisme, son anti-utilitarisme, sa sensibilité libertaire, sa posture morale et sa critique de la Modernité. Ce socialisme nouveau s’affirme scientifique[13], résolument moderne – comme en atteste sa foi dans le développement des forces productives – et profondément centraliste – comme le manifestent sa fascination pour l’Etat et sa conception « militariste »[14] du parti ainsi que sa méfiance à l’égard des associations ouvrières autonomes. Il suscita certes de fortes résistances, notamment en Grande-Bretagne qui, par la puissance de son mouvement syndical, empruntera une autre voie, celle du travaillisme. Mais il va marquer durablement l’ensemble des mouvements socialistes européens.
La synthèse jauressienne tentera justement de le « contenir »[15], au double sens du terme, en luttant contre ses éléments autoritaires et illibéraux, en le rattachant à l’idéal républicain et en l’amendant par une actualisation précieuse de l’inspiration du socialisme originel. Ainsi, on aurait tort de ne voir en elle qu’une synthèse ad hoc et purement circonstancielle, tant elle était déjà en partie en germe dans la tradition du socialisme démocratique initié par Leroux puis Louis Blanc, reprise par notamment Benoît Malon au lendemain de la Commune et dont Jaurès est l’héritier. En ce sens ce mariage historique de la gauche et du socialisme qui permit au second d’entrer en politique, par la porte de la démocratie, mais aussi d’intégrer les acquis libéraux de 1789 au corpus socialiste et redonner vigueur à la République sociale de 1848, a constitué une union – et une alternative – féconde. Néanmoins, cette alliance ne fut pas sans orage et ne s’est pas imposée de façon unanime ou durable. Le syndicalisme révolutionnaire s’exclura même immédiatement du repas de famille, certains de ses théoriciens et militants rejoignant même dans les années 30 le fascisme. Plus encore, l’unité des socialistes français réalisée en 1905 marquera déjà une rupture avec la synthèse « de gauche » esquissée par Jaurès [cf. Chanial, 2009a, p.291-302]. Et ceux qui quitteront quinze ans plus tard au congrès de Tours la « vieille maison », les communistes, seront en effet longtemps réticent à s’afficher « de gauche », au nom du fameux « bonnet blanc et blanc bonnet » ou autres noms d’oiseaux, « social-traîtres » ou « social-fascistes ». Il faudra attendre le revirement stratégique de l’URSS des années 1930 qui rendit possible le Front Populaire, puis l’expérience de la Résistance, pour que la République, et à travers elle, la Révolution prenne grâce leurs yeux.
Ce n’est donc pas avant la Libération que se dessine en France cette gauche, déjà plurielle dont nous croyons spontanément qu’elle aurait toujours existé. Et plus généralement, s’ouvre au lendemain de la guerre, dans cette période de reconstruction, cet âge d’or de la social-démocratie qui a tant marqué les démocratie européennes de l’autre côté du mur. Et cela même lorsqu’elles furent gouvernées « à droite », tant fut peu ou prou unanime l’acceptation d’une économie mixte et du « compromis fordiste » qui assura la croissance des « Trente Glorieuses ».
Les « libéralisations » de la gauche
Comme le souligne Jean-Marie Colombani [1993], si la chute du mur de Berlin a bien sonné le glas du bloc soviétique, elle a aussi gravement ébranlé la social-démocratie européenne, dont l’une des raisons d’être avait été la lutte contre un communisme hégémonique et fidèle à Moscou. D’où cette crise d’identité qui place désormais l’ancienne gauche « non communiste » face à un double défi : se redéfinir, retrouver une légitimité, et renouer avec les origines du mouvement socialiste. Or, si on prend au sérieux l’idée de social-démocratie au vingt-et-unième siècle, quelle leçon tirer de l’histoire du socialisme ? N’aurait-on d’autres choix, comme le suggère Colombani, que de redéfinir encore la ligne de partage entre « le parti de l’ordre » et celui du « mouvement », pour conclure avec lui que la gauche, pour rester fidèle à elle-même, « doit survivre aux socialistes » et s’orienter vers une nouvelle synthèse, à la fois « libérale et sociale », qui seule permettrait de faire face à la menace « nationale-populiste » ?
Laissons cette question encore suspens. Nous y reviendrons au fil de ce texte et y consacrerons la conclusion de cet ouvrage. En attendant, reformulons-là autrement. Je crois, en effet, que l’on aurait tort de ne voir dans le développement des gauches post-socialistes contemporaine l’expression, chute du mur oblige, d’une simple normalisation social-démocrate – d’un Bad Godesberg à retardement – de socialismes européens longtemps marqués par la présence et l’influence de partis communistes puissants. Si c’est bien sous le label socialiste que sont affirmés les deux grands totalitarismes du dernier siècle, la social-démocratie, en réconciliant socialisme et démocratie et en prolongeant, par un mouvement syndical fort, les revendications du mouvement ouvrier, su justement incarner après-guerre la figure d’une gauche résolument moderne. Or n’est-ce pas cette synthèse social-démocrate qui semble aujourd’hui en crise et représenter ce « vieux socialisme », en quelque sorte figé dans la figure de l’Etat-Providence, que d’aucun appellent à dépasser ? De même, aurait-on tort, dans le cas de la France, de considérer que se rejouerai une sorte de revanche de la seconde Gauche contre la première. Même si celle-ci pu annoncer la « mort du socialisme » [Touraine, 1980] et déjà appeler, sur le modèle américain, à la constitution d’un parti démocrate, elle a moins renié l’héritage socialiste qu’elle n’a tenté de renouer avec sa sensibilité fédéraliste, libertaire et autogestionnaire afin de l’actualiser et de l’enrichir face à l’émergence des nouveaux mouvements sociaux issu de 68 (féministes, écologistes etc.).
A l’évidence les mutations idéologiques contemporaines de la gauche supposent ce moment social-démocrate, dans sa priorité donnée aux modifications des rapports de travail sur celle de la propriété des entreprises. De même participent-elles de ce double décentrement qu’a incarné la deuxième gauche tant par rapport à la centralité du mouvement ouvrier et qu’à la foi accordée à l’État interventionniste. Pour autant, la gauche nouvelle n’est ni co-gestionnaire ni autogestionnaire. Elle semble bien davantage s‘inscrire à l’avant-garde de la conquête des droits individuels – comme si le progrès qui fut en partie son idole avait pour principal champ de bataille les questions de mœurs ou de reconnaissance – que de l’approfondissement, voire même de la simple préservation, des droits sociaux. Cette désocialisation, plurielle, de la gauche, son individualisation semble en faire aujourd’hui davantage une sensibilité qu’un programme ou un horizon de transformation sociale, donnant un certain parfum aux partis qui s’en réclament comme aux mode de vie ou aux engagements, principalement associatifs, des citoyens qui partagent une telle sensibilité. La gauche se serait en quelque sorte « libéralisée », dans les divers sens du terme, à mesure justement qu’elle aurait pris ses distances avec le socialisme. A tel point qu’il ne serait pas totalement inconséquent aujourd’hui pour un socialiste convaincu de désormais refuser de se définir « de gauche » [Michéa, 2002].
La délicate essence du socialisme : plan de l’ouvrage
Si la gauche ne saurait donc s’identifier au socialisme, et si le socialisme est lui-même au moins en tension avec la gauche, la perspective de leur divorce peut légitimement inquiéter. Elle signifie(rait) l’abandon de toute résistance à l’asservissement de la société au marché et le renoncement à tout projet de prolonger l’idéal démocratique au sein de la sphère économique pour y réaliser ses valeurs essentielles d’égalité et de solidarité. Amputée de cette dimension, cette gauche post-socialiste – et davantage libérale que républicaine[16] – peut sembler vouée à la seule révolution qu’il lui reste, la révolution permanente des mœurs, par ailleurs parfaitement adéquate aux exigences du capitalisme mondialisé contemporain. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. Ne risque-t-elle pas davantage de corrompre l’idéal même d’égalité qui la distingue fondamentalement de son adversaire de droite ? Cet idéal peut-il se réduire à doter, à armes égales, les individus afin qu’ils puissent, dans des conditions d’équité, prend part et tirer légitimement leur épingles du jeu dans cette course que constitue le concurrence économique et la lutte pour les positions sociales les plus enviables ? Par ailleurs, n’est-ce pas aussi sa conception spécifique de la liberté – et, liée à elle, nous y reviendrons longuement, son plaidoyer si puissant pour l’individualisme – qui menace de s’abîmer dans l’exclusive liberté libérale et l’ « individualisme réellement existant », comme l’on parlait encore, sous Brejnev, du « socialisme réellement existant » ?
Or, comme de nombreux auteurs l’ont rappelé[17], il a existé une autre conception de la liberté, avant même l’essor du libéralisme puis son triomphe idéologique. Cette conception, positive cette fois, de la liberté, comme refus de toute forme de domination et de servitude et non comme simple liberté de choix personnel, est au cœur de la tradition républicaine, et l’idéal d’autonomie politique et d’auto-gouvernement qu’elle incarne. Cette liberté fière, indissociable d’un pari singulier sur l’égalité, fut également au cœur du socialisme ouvrier à travers sa critique du despotisme de la fabrique ou de la servitude du salariat. Le socialisme républicain, celui défendu par les auteurs déjà évoqués dans cette introduction et qui seront au cœur de cet ouvrage (Jaurès, Malon, Fournière, Mauss, et avant eux Leroux et Proudhon) en constitue en quelque sorte la synthèse. Il incarne une sensibilité spécifique de cette tradition républicaine. Non celle qui voit dans la communauté nationale et dans l’État le seul espace possible de l’auto-gouvernement, mais celle qui radicalise cette exigence républicaine en la dispersant, en la disséminant dans une pluralité d’espaces d’engagement civique et de solidarité mutuelle, bref dans les associations.
C’est cette sensibilité là, cette « délicate essence du socialisme »[18], que cet ouvrage se propose non d’exhumer pour mémoire, mais de reconstruire afin d’en discuter tant la force et la singularité que l’actualité au regard des débats et des enjeux contemporains. Si cette essence est délicate, c’est d’abord en raison, pour l’exprimer dans les termes de Marcel Mauss, de son refus de faire de l’homme une « machine compliquée d’une machine à calculer » [1924], bref de le réduire à la figure rapetissée de l’homo œconomicus. Son trait caractéristique – et ce sera l’objet de notre première partie – est d’abord d’identifier le socialisme à une morale. Morale du don, de la sympathie, de la réciprocité ou de la Justice, indissociable d’un tout autre pari sur la nature humaine que le pari utilitariste. D’où l’originalité et la profondeur de sa critique avant tout morale du capitalisme (chap.1). D’où également l’accent mis, non pas tant sur les intérêts – même de classe – que sur les sentiments moraux dans l’œuvre d’émancipation du socialisme, identifiée, notamment par Benoît Malon, à l’avènement d’une « ère altruiste » (chap.2). Et il n’est pas alors étonnant que cette inspiration éthique conduise à réhabiliter, contre l’exclusif matérialisme, un certain « idéalisme historique » et avec lui, comme y invite Eugène Fournière, la force propre des idées (chap.3).
Moralisme, sentimentalisme, irénisme ? A voir. Comme je le montrerai dans la seconde partie de ce livre, cette délicate essence du socialisme se manifeste également par sa valorisation les formes de coopération et de solidarité les plus concrètes évoquées plus haut. Rompant tant avec le mysticisme de l’Etat que de celui du Grand Soir, ce socialisme établit en effet une articulation étroite entre cette morale résolument anti-utilitariste et une politique de l’association qui, autre trait spécifique, prétend inscrire dans la sphère économique elle-même cette morale de la solidarité et cette exigence républicaine d’auto-gouvernement. Il faudra donc retracer tout d’abord les liens étroits, en même temps que les relations tumultueuses, entre socialisme et associationnisme, d’hier à aujourd’hui (chap.4). C’est dans cette perspective que je proposerai une autre lecture de Proudhon, en tentant de montrer combien sa morale de la Justice, son mutuellisme économique et son fédéralisme politique dessinent une figure inédite de la République, la « République des associations » (chap.5). En tension, sinon en conflit avec le socialisme d’inspiration marxiste qui tend progressivement à dominer en France à la fin du XIXème siècle, cette redéfinition de l’idéal républicain se prolonge dans en une nouvelle synthèse. La synthèse jauressienne. Elle sera abordée ici à travers sa conception aujourd’hui négligée de la propriété sociale. Qu’il s’agisse de l’organisation de la production, de la promotion des services publics ou de la lutte pour les assurances sociales, il s’agira d’analyser combien l’impératif de « socialisation » défendu par Jaurès s’identifie non pas à une étatisation, mais au développement d’une (co-)propriété à la fois civique et associative (chap.6).
Cette quête, au nom du principe d’association, d’une articulation entre autonomie et coopération permet enfin de dégager un dernier trait de cette constellation du socialisme républicain : son individualisme. Car nous l’avons oublié, il n’était pas alors incongru de célébrer les noces de l’individualisme avec la République sociale [Roucloux, 2006]. Bien au contraire, la pensée républicaine était alors « profondément, viscéralement, définitivement individualiste » [Spitz, 2005, p.13]. A tel point que les années 1890-1914, celle de ce « moment républicain », furent bel et bien celle de la « Belle Epoque de l’individualisme ». La dernière partie de cet ouvrage tentera alors de renouer avec cette richesse, d’interroger à nouveau frais le socialisme à son âge d’or, au moment où après ses multiples défaites – 1830, 1848, la Commune – il vient redéfinir l’idéal républicain et démocratique et donner à l’individualisme une signification et une portée politiques que nous avons aujourd’hui perdues. Il s’agira tout d’abord de retracer ces noces républicaines entre individualisme et socialisme, de Leroux à Bouglé, en passant par Durkheim (chap.7). Nous approfondirons ensuite, à partir notamment de l’ouvrage fameux d’Eugène Fournière, son Essai sur l’individualisme [1901], cet individualisme social où se dessine un socialisme résolument relationnel, alternatif à l’atomisme libéral (chap.8). Alternatif également à la morale libérale du seul mérite et de la concurrence, même libre et non faussée, pour recourir au langage de l’Union européenne. D’où une tout autre conception de l’égalité, fondé sur un pari, pari sur l’égalité que je proposerai d’interpréter, à la suite de Marcel Mauss, sur le modèle du pari du don (chap.9).
Le prologue qui ouvre ce livre et l’épilogue qui le clôt ont été conçus comme un hommage à Eugène Fournière. Quant au reste du texte, il n’appelle aucune cérémonie particulière[19]. Il peut être lu en suivant la progression problématique et le plan que je viens de retracer, ou le plus librement du monde. Chaque partie et chapitre ont été rédigés afin de pouvoir être lus de façon autonome.
* Ce prologue, comme l’épilogue qui clôt cet ouvrage, est constitué d’extraits des dernières pages de l’un des romans d’Eugène Fournière, L’âme de demain [1893, 2ème ed. 1902, p.232-257].
[1] Cette introduction s’inspire de notre contribution « Socialisme » à l’ouvrage collectif dirigé par Alain Caillé et Roger Sue [2009].
[2] Même si Guy Mollet suggéra, par un bon mot facile, que le communisme n’est pas « à gauche », mais « à l’Est », la distinction entre socialisme et communisme n’est pas ici immédiatement pertinente.
[3] PGF, ce sigle n’évoque-t-il pas, comme le suggérait un journaliste du Point, les PFG, Pompes Funèbres Générales ? Enterrement de première catégorie ? Ainsi Manuel Valls peut-il écrire dans un entretien récent au journal France-Soir « Le socialisme au XIXème siècle a été inventé pour remplacer le capitalisme. Or nous devons assumer pleinement l’économie de marché. Je préfère parler de la gauche. C’est suffisamment clair pour rassembler l’ensemble de la gauche derrière un projet solidaire et moderne. Sortons de nos ambiguïtés, de nos références datées et de notre surmoi marxiste que l’on conserve pour se donner bonne conscience ».
[4] Pour un travail collectif de généalogie et d’actualisation, voir La Revue du MAUSS [2000].
[5] L’un des hymnes owenistes en manifeste bien l’esprit : « Notre société ne connaît plus mien ni tien / Partout triomphe uniquement ce qui est nôtre/ Notre but, notre objectif – le bien de tous./ Chez nous ni riche ni pauvre ; ni supérieur ni inférieur »
[6] Soit, selon ses formules, cette tentation de faire de la société « un grand animal dont nous serions les membres » et de l’homme un « fonctionnaire enrégimenté, avec une doctrine officielle à croire et l’Inquisition à sa porte ». Ce sens péjoratif, cette connotation autoritaire, restera prégnant jusque dans les années 1850, à tel point que des penseurs classés comme réactionnaires, bref « de droite », tels de Maistre, Bonald – ou bien plus tard l’antisémite Drumont -, se voyait encore agrégés à la famille du socialisme.
[7] Ce n’est pas avant le dernier tiers du XIXème siècle, avec l’entrée en scène du cousin allemand, social-démocrate, que le socialisme fera sien ce slogan ainsi caricaturé par le socialiste jauressien Eugène Fournière : « qui tient l’Etat tient tout et par lui peut tout » .
[8] Comme le note René Rémond [1968, p.10-11] : « Toutes les gauches successivement surgies ont été l’une après l’autre, débordées au point, pour certaines, de devenir des droites [...] Telle tradition intellectuelle qui se situait initialement à gauche se retrouve plus tard, précisément parce qu’elle est demeurée fidèle à ses orientations originales, déportée sur la droite ».
[9] Louis Reybaud [1840, t.1, p.40-41]. C’est dans cette même étude autant partiale qu’informée, que l’auteur revendique (ou confesse) « le triste honneur d’introduire dans notre langue le mot de socialiste ». Il s’en prétend aussi le fossoyeur. Ainsi, dans la quatrième édition (1844), il affirmera, comme tant d’autres après lui : « Le socialisme est fini : il faut en effacer les derniers vestiges ». Pourtant, dans la 7ème (1864), il devra reconnaître que « sous des apparences de mort », le socialisme a la vie dure : « on reparle à nouveau du salariat et du prolétariat avec une aisance et un sérieux qui confondent ; on ressuscite des rêves que, sous l’influence du temps, on croyait évanouis : par exemple l’énergie et la prévoyance de l’Etat substituées à la prévoyance et à l’énergie individuelles, le conseil donné aux hommes que le travail manuel honore d’associer leurs forces, moins pour améliorer leur condition, que pour en sortir » [ibid., p.iii-iv].
[10] Cette méfiance envers la politique marquera durablement le socialisme, notamment chez Proudhon puis dans la tradition syndicale française, de Pelloutier à la Charte d’Amiens, mais aussi, en Grande-Bretagne, dans le modèle du travaillisme anglais où le parti n’avait vocation qu’à relayer les revendications syndicales.
[11] A l’occasion de l’Affaire, Jaurès écrira, dans son débat avec Jules Guesde en 1896, pour célébrer et justifier ces noces du mouvement ouvrier et de la République : « C’est parce que dans cette bataille le prolétariat a doublement rempli son devoir envers lui-même, envers la civilisation et l’humanité ; c’est parce qu’il poussé si haut son action de classe, qu’au lieu d’avoir, comme le dirait Louis Blanc, la bourgeoisie comme tutrice, c’est lui qui est devenu dans cette crise le tuteur des libertés bourgeoises que la bourgeoisie était incapable de défendre ; c’est parce que le prolétariat a joué un rôle décisif dans ce grand drame social que la participation directe d’un socialiste (Millerand en 1899) a été rendue possible ».
[12] Et dans les mêmes années en Grande-Bretagne, du moins provisoirement, sous l’égide du chartisme. Cette période, révolutionnaire, fut également essentielle pour le socialisme allemand.
[13] Comme le déplore le socialiste anglais William Morris en 1890, il n’a plus ses racines « dans la révolte contre un système moralement répugnant parce qu’il asservit l’homme au besoin économique et réduit la vie à une lutte pour la survie », mais dans « la conviction de son caractère inéluctable ».
[14] Comme le rappelle Andler, cette critique du militarisme du parti socialiste allemand était partagée tant par Jaurès que Lucien Herr. Ce dernier écrivait notamment : « Le parti socialiste allemand est avant tout une hiérarchie disciplinée ; la nôtre est d’abord un groupement volontaire et libre d’homme réunis par la confiance et non l’obéissance [...] Le militarisme nous répugne. Ce qui chez nous est tout puissant, c’est la liberté et la spontanéité des groupements ; la forte unité est celle qui en résulte et non celle qui les domine. Les allemands sont une armée, et c’est leur force. C’est peut-être aussi leur faiblesse » [in Andler, 1932, p.102].
[15] Sur les relations de Jaurès à Marx, voir notamment Rebérioux [1977], Peillon [2000].
[16] Bertrand Delanoë, confesse en ces termes, dans son livre De l’audace [2008], sa propre audace d’être libéral : « Je suis libéral. La droite aujourd’hui ne l’est pas. La gauche doit se réapproprier avec fierté le mot et la chose. Si les socialistes du XXIème siècle acceptent enfin pleinement le libéralisme, s’ils ne tiennent plus les termes de concurrence ou de compétition pour des gros mots, c’est tout l’humanisme libéral qui entrera de plein droit ans leur corpus idéologique». Cette identification de « l’humanisme libéral » à la concurrence ou la compétition aurait surpris les théoriciens historiques du socialisme libéral. Notamment les italiens qui, par leur langue même, distinguaient clairement entre le liberalismo, la doctrine morale et politique de la liberté, et le liberismo, la doctrine du libéralisme économique. Et le danger principal pour eux était que le « libérisme » s’érige en loi sociale ou en théorie éthique, nécessairement utilitariste. Voir Audier [2006, p.61-75 ; 2009].
[17] Voir notamment Skinner [2000] ; Pocock [1997] ; Petit [1997] et Sandel [1996].
[18] Cette formule qui donne le titre de cet ouvrage est un clin d’œil à l’un de nos livre précédents Justice, don et Association. La délicate essence de la démocratie [Chanial, 2001a]. Tous deux partagent une commune inspiration, l’œuvre de Marcel Mauss. Mauss, savant et politique [Dzimra, 2007] , anthropologue et militant socialiste auprès de Jaurès, qui invitait, dans son « Appréciation sociologique du bolchevisme », publiée la même année que son Essai sur le don , en 1924, à revenir «« au risque de paraître vieux jeu et diseurs de lieux communs, aux vieux concepts grecs et latins de caritas que nous traduisions aujourd’hui si mal par charité, de philia, de koinonia, de cette « amitié » nécessaire, de cette « communauté » qui sont la délicate essence de la cité » [Mauss, 1997, p.550]. Cette délicatesse n’est pas sans rapport, j’y reviendrai en conclusion, avec la décence. En ce sens, faire retour sur cette délicate essence du socialisme, c’est aussi cheminer vers ce socialisme de la common decency cher à Orwell [1937, 1941] et à Jean-Claude Michéa.
[19] Sinon celle des remerciements. Car ce livre est, pour le meilleur, le fruit d’un travail collectif, nourri des discussions et de l’amitié que m’ont offerts notamment Alain Caillé, Jean-Louis Laville, Daniel Cefaï, les deux Sylvain, Pasquier et Dzimra, et bien d’autres autour de la Revue du MAUSS. J’ai également profité des encouragements précieux de Philippe Corcuff, Jean-Claude Michéa, Serge Audier et Jean-Luc Veissy, ainsi que des échanges transatlantiques avec mes amis brésiliens, Genauto Carvalho de França Filho et et Paulo Henrique Martins, et québécois, notamment Martin Petitclerc. Qu’ils en soient tous et toutes remerciés. Ainsi que Cécile, pour la délicate attention qu ‘elle a portée à ce manuscrit.