Écrit par Keith Hart
Cette conférence a été prononcée dans le cadre de l’Université Populaire et citoyenne de Paris, « Revisiter Polanyi », le 26 juin 2007.
Les marchés sont des réseaux constitués par les activités de vente et d’achat, en général par le biais de la monnaie. Durant la plupart des périodes historiques, ces activités ont été tenues en marge des institutions dominantes sur lesquelles les sociétés se basent. Cependant, il n’y a pas très longtemps, et au départ seulement dans certaines parties du monde, les marchés sont devenus et ont été acceptés comme des éléments centraux des sociétés. Ce nouveau statut du marché a ouvert des débats politiques parfois enflammés, qui continuent, sur les relations entre marché et société. Dans « La richesse des Nations », Adam Smith a proposé un statut constitutif pour « le marché », dorénavant souvent au singulier, en reconnaissant sa place dominante comme institution des sociétés modernes. L’idée de l’économie, qui trouve son origine dans le principe d’organisation d’une maisonnée rurale, devient alors étroitement identifiée aux marchés, comme d’ailleurs la profession d’économistes, qui se développe justement pour étudier ceux-ci.
Un homme a fait de l’histoire moderne des relations entre le marché et la société, son intérêt principal : Karl Polanyi. « La grande transformation », ouvrage publié durant la Seconde Guerre Mondiale, reste la mise en accusation la plus forte de ce qu’il considérait comme une utopie et, en fin de compte, comme une tentative destructrice de construire une société basée sur des marchés auto-régulés.
Toutes les civilisations agraires de l’Eurasie ont essayé de garder les marchés et la monnaie sous contrôle, puisque le pouvoir provenait de la propriété foncière aux mains d’une caste militaire qui craignait que les marchés puissent réduire leur contrôle sur la société. Même dans des sociétés sans état, les marchés étaient en général marginalisés et soumis à des règles fixées par les institutions sociales dominantes. Ainsi, les marchés en Afrique étaient traditionnellement limités à des lieux et à des moments spécifiques, en laissant de cette façon la parenté organiser le gros de la production et de la consommation à travers ses réseaux. La demande coloniale de produits agricoles et le travail salarial ont conduit à ce que le marché devienne plus envahissant, en réduisant ainsi le pouvoir des autorités en place. Pourquoi les marchés sont-ils supposés mettre à mal les modes traditionnels d’organisation sociale ? Parce que le commerce ne connaît pas de limites – tous les marchés sont potentiellement mondiaux – et ceci menace les systèmes de contrôle locaux. Les marchés offrent un moyen possible pour les dominés d’échapper à leur condition : les femmes, les jeunes gens, les serfs et les esclaves, les minorités ethniques. Le pouvoir des commerçants au long cours a souvent transformé l’autonomie des dirigeants ; et les marchés n’ont pas toujours été périphériques. Au contraire, la dialectique entre économie locale et économie globale, a défini la lutte entre les intérêts en compétition bien avant que ces deux économies ne caractérisent notre façon de voir le monde moderne.
Durant les deux derniers siècles passés, on a assisté à un débat passionné entre les capitalistes et les socialistes à propos des marchés : les premiers les considéraient bons pour la société, les autres, non. Ces derniers faisaient reposer implicitement leurs arguments sur les travaux, comme Aristote, qui font l’apologie d’une aristocratie reposant sur la propriété terrienne. Marx lui-même considérait la monnaie comme indispensable à toute économie complexe, et il était opposé à l’État quelque soit sa forme. En revanche, ses nombreux « disciples », tant socialistes que communistes, quand ils n’ont pas essayé tout simplement de bannir les marchés et l’argent, préféraient que marché et argent se retrouvent dans une position marginale, telle qu’ils occupaient dans une civilisation agraire. De même, ces disciples étaient moins hostiles à l’État, héritage persistant de la société pré-industrielle. Polanyi appartient à ce groupe, dans la mesure où il reconnaissait Aristote comme son maître et qu’il considérait que le « marché auto-régulé » était le principal responsable des désastres du XXème siècle.
Une version du socialisme moins apocalyptique est celle s’inscrivant dans la tradition de Saint-Simon qui, tout en reconnaissant les dommages sociaux causés par les marchés sans entraves (ce que Schumpeter a nommé « la destruction créative »), ne voulaient pas se débarrasser de la richesse que ces marchés produisent. En réalité, toutes les sociétés capitalistes importantes ont adhéré à un moment ou à un autre à l’idée de Hegel que les Etats devaient essayer de limiter les inégalités et de combattre la misère sociale produites par les marchés. C’est dans ce cadre, que l’importance accordée aux Etats et aux marchés comme les organisateurs de l’économie nationale, s’est reportée sur la démocratie sociale et libérale, de formes variables. La crise économique générale des années 1930 a conduit de nombreux économistes américains à renoncer à célébrer la logique des marchés pour essayer d’y remédier. Cette « économie institutionnelle » continue d’exister dans l’idée que les marchés nécessitent une intervention sociale volontaire, si l’on veut qu’ils soient au service du bien public. Nombreux sont ceux qui placeraient Polanyi dans cette catégorie plutôt que dans celle des « anti-marchés ». Il a en effet reconnu le rôle du marché et il s’est rangé aux côtés de ceux qui pensaient que les maladies du capitalisme pouvaient être corrigées par des moyens institutionnels.
Les promoteurs du marché se partagent en deux groupes : ceux qui considèrent que le marché, en tant que tel, suffit toujours pour l’essor économique ; et ceux qui reconnaissent qu’une politique publique « éclairée » est nécessaire pour organiser ce marché. Les libéraux classiques ont promu les marchés comme un moyen d’accéder à une plus grande liberté individuelle, pour échapper à l’inégalité sociale arbitraire de l’Ancien Régime. Mais la révolution industrielle a créé une vaste population de salariés qui dépendent des marchés pour leur alimentation, leur logement et tous leurs besoins de base. Dans ces circonstances, la société elle-même semblait avoir disparu, remplacée par « l’économie », caractérisée cette fois par les relations marchandes plutôt que par une économie domestique auto-suffisante. Ainsi, Margaret Thatcher, une des architectes du renouveau contemporain du « fondamentalisme du marché », a dit un jour : « There is no such thing as society ». D’autres ont simplement considéré que la société était devenue trop faible pour résister à la pression grandissante et globalisée de la monnaie : « you can’t buck the markets ». Les marchés non régulés sont des machines à produire de l’inégalité ; ainsi cette idée des marchés comme des forces naturelles qui échapperaient à tout contrôle social sert aussi à légitimer la richesse et même à transformer la pauvreté en destin mérité.
Les fondateurs de la théorie sociale moderne pensaient tous que les marchés étaient des institutions progressives dans la mesure où elles permettaient de rompre l’insularité de la société rurale traditionnelle et qu’elles permettaient à l’humanité d’entrer en contacts plus largement. Cependant, leurs positions différaient en ce qui concerne les conséquences de ce changement. Marx et Engels considéraient que le pouvoir de la monnaie privé (« le capital ») était trop fragmenté pour organiser les sociétés urbaines créées par la mécanisation de la production des marchandises. Ils se sont donc tournés vers le potentiel social en plein essor que représentaient les grandes concentrations de travailleurs, comme solution collective. Max Weber reconnaissait que la rationalité formelle de la bureaucratie capitaliste conduisait souvent à une détérioration de l’existence matérielle de nombreuses personnes. Mais, comme libéral, il considérait que l’intervention étatique massive était la recette d’un désastre économique. Durkheim et Mauss étaient tous les deux des socialistes qui voulaient mettre en avant l’interdépendance entre les humains, occasionnée par le rôle social grandissant des marchés et de la monnaie. En même temps, ils rejetaient les prétentions du darwinisme social à propos de l’efficacité d’un capitalisme sans entraves.
La position de Karl Polanyi se différenciait par rapport à ces fondateurs. C’était un intellectuel public, non conformiste, qui a passé plus de temps comme journaliste que comme universitaire en poste. Il était d’abord un historien ; et son amour de la littérature a rendu son écriture inoubliable. Il était plus intéressé par les changements historiques fondamentaux que par la spéculation sur une rationalité abstraite et formelle. Son travail donnait une vision spécifique de ce qui nous rend humain ; il était à la recherche de modèles plutôt que de lois universelles. Il est facile de dire que sa contribution à la compréhension du monde moderne est relativement peu méthodique et imprécise. Pourtant, loin d’avoir disparu dans l’obscurité, son œuvre semble connaître un succès plus important que jamais.
Polanyi a écrit « La grande transformation » dans l’esprit d’une prophétie de l’Ancien Testament, mais sa prophétie ne s’est pas réalisée. Le monde sortait alors d’une période de catastrophes sans précédent – deux guerres mondiales, la Grande Dépression, le fascisme, le stalinisme et des conflits horribles comme la guerre civile espagnole. La longue période de paix du 19ème siècle avait reposé sur un marché auto-régulé, sur l’étalon-or, sur l’Etat libéral et sur l’équilibre entre les puissances. Cela ne pouvait pas durer, et cela n’a pas duré. L’équilibre entre les puissances a été détruit par la Première Guerre mondiale, l’étalon-or a dû être abandonné, de nombreux pays se sont tournés vers des gouvernements autoritaires et l’économie de marché était en ruines. Il croyait que seule la planification sociale pourrait permettre de répondre aux besoins des êtres humains et de remédier au désastre d’une société constituée par le marché. Même après 1945, beaucoup de gens pensaient que la civilisation ne s’en remettrait jamais ; et il a fallu attendre la guerre de Corée pour donner le départ du rétablissement économique des années 50 et 60. Ainsi le monde de l’économie libérale s’est remis assez vite sous le « leadership » des Américains.
La façon dont Polanyi caractérise la nouvelle forme institutionnelle comme « le marché » passe à côté de quelques particularités du capitalisme bureaucratique qui se sont construites à la fin du 19ème siècle. Ainsi la synthèse moderne de l’État-nation et du capitalisme industriel que l’on peut désigner sous le terme de « capitalisme national » : la tentative institutionnelle d’organiser la monnaie, les marchés et l’accumulation par une bureaucratie centralisée. Ce processus est lié à l’émergence de grandes entreprises, et il constitue dans son essence, ce que décrit Hegel comme « recette » dans « La philosophie du droit », à savoir que seul le pouvoir étatique peut contrôler les excès du capitalisme, pendant que les marchés, à leur tour, peuvent limiter ceux du pouvoir politique. Marx n’a certainement jamais imaginé quelque chose de semblable ; mais Weber a reconnu son existence en Allemagne dans l’alliance entre le capitalisme rhénan et la bureaucratie prussienne. « Le capitalisme national » est aujourd’hui encore la forme sociale dominante de nos sociétés.
L’analyse et les prédictions de Polanyi ont été contredites par le boom de l’après-guerre, qui reposait sur une association entre des marchés mondiaux et une organisation politique de l’économie dans les nations industrielles dominantes. Sa vision apocalyptique s’est trouvée réfutée à partir des années 40, d’abord par des Britanniques libéraux tels que Keynes et Beveridge ; et plus tard par des gouvernements capitalistes un peu partout dans le monde, qui adhéraient aux principes de la démocratie sociale, de l’Amérique du post-New Deal à l’Inde de Nehru. Polanyi ne s’est jamais confronté à l’impact du Keynesianisme, aux nouveaux états sociaux et aux dangers du corporatisme. Dans le contexte de la Guerre froide, il ne voyait pas la nécessité de renoncer à sa condamnation radicale. Notre monde est très différent de celui pour lequel Polanyi prédisait la fin du modèle de l’économie de marché. Pourtant, la renaissance du capitalisme marchand et le démantèlement de l’État providence depuis les années 80 alimentent la thèse de Polanyi selon laquelle l’abandon des intérêts sociaux devrait à la longue produire un choc politique en retour et un recul du fondamentalisme du marché. Les trois dernières décennies ont vu réapparaître quelque chose de similaire au capitalisme de la période victorienne, avec un rôle très réduit de l’État, au moins dans l’organisation de l’économie. Peut-être sommes-nous à la veille d’un autre cycle de catastrophes telles que celles que Polanyi attribue comme conséquence au fait de confier l’organisation de la société aux marchés « libres ». Des lézardes sont déjà apparues à la façade de l’hégémonie néo-libérale ; et la globalisation en cours du capital – qui se répand au Japon, en Chine, en Inde, au Brésil, en Russie et ailleurs – va aussi transformer nos notions d’économie. Postuler la domination de la logique du marché est moins plausible aujourd’hui qu’il y a peu de temps. Il n’est donc pas surprenant que les idées de Polanyi aient déjà commencé à attirer plus d’attention.
Il n’a jamais nié l’utilité des marchés dans la redistribution de certains biens et services. Mais il condamnait la place éminente donnée au « marché auto-régulateur », qui jusqu’à leur accorder une position dominante, et le prix élevé payé par la classe ouvrière britannique comme conséquence de état de fait. Le libéralisme du Laissez-faire n’était pas naturellement concomitant de l’industrialisation. Le marché « auto-régulateur » est d’une certaine manière mal nommé : puisqu’il ne peut émerger et se reproduire lui-même que seulement grâce à des interventions spécifiques de l’État. En même temps, sa domination a été contestée par des mouvements sociaux telle que le « chartisme », comme si les victimes de ce nouveau libéralisme cherchaient à se défendre elles-mêmes. Polanyi identifiait ceci comme un « double mouvement » : des forces compensatoires générées par la société elle-même qui cherche à se protéger. Le marché ainsi restait encastré de deux manières : d’abord, à cause de sa dépendance à l’État et, ensuite, comme les autres formes d’échanges, parce qu’il était associé à un ensemble d’institutions, certaines organisées comme contre-pouvoir face aux forces impersonnelles et « naturelles » du marché. Parfois Polanyi minimisait ces tendances, en caractérisant le laissez-faire libéral comme un exemple de « désencadrement ». Sa conception du marché se comprend peut-être le mieux si elle se conçoit comme un idéal-type qui serait la quintessence rhétorique de l’anti-capitalisme de toute une vie. Car sa réelle opposition était contre le « fondamentalisme du marché ».
En dépit de la ressemblance entre sa critique des marchés, et celle de Marx du capitalisme, Polanyi n’avait pas de sympathie pour le marxisme ; même si sa femme a été un membre actif de plusieurs partis communistes, il n’a jamais adhéré lui-même. Les chrétiens-sociaux l’ont plus influencé, surtout pendant ses années britanniques, mais il n’a jamais fait partie d’une église. Sa sympathie pour le socialisme de corporation le rapproche manifestement de Durkheim et de Mauss. Polanyi a interprété la révolution hongroise de 1956 comme une tentative de réformer le socialisme plutôt que de le rejeter. A la fin de sa vie, ses sympathies allaient à des écrivains populistes hongrois. Peu après sa mort, le « Nouveau Méchanisme Économique » favorisait une forme de « socialisme de marché » en Hongrie. Les débats de ces années-là ne sont pas sans rappeler son travail sur « l’exercice du socialisme » à Vienne durant les années 20, quand il insistait sur la nécessité d’une politique de redistribution pour contrecarrer la sphère du marché.
L’économie socialiste « mixte » à la hongroise s’est vite transformée à la suite de la chute du bloc soviétique dans années 90. Récemment, le gouvernement de ce pays a été dirigé par un parti qui se réclamait du socialisme, mais c’est un socialisme plus proche de la « troisième voie » de Blair que d’un quelconque héritage marxiste. Pourtant les débats à propos du « socialisme de marché » ne sont pas démodés, si ce n’est seulement à cause de la Chine qui poursuit depuis plusieurs décennies une politique « mixte » comparable. Est-ce que Polanyi serait rebuté par l’importance de la recherche de profit dans la Chine contemporaine qui a conduit à d’énormes inégalités sociales sans les libertés de la démocratie bourgeoise ? Ou est-ce qu’il serait impressionné de voir combien l’expansion des marchés a permis sans aucun doute de réduire la pauvreté ?
Depuis les années 1980, les techniques d’organisation de l’économie, qu’elles soient Keynésiennes ou de tradition socialiste, ont été discréditées et mises de côté. L’idéologie néo-libérale qui les a remplacés prétend attribuer des qualités au marché qui vont au-delà de tout qu’on a pu imaginer auparavant. C’est pourquoi tant d’intellectuels se tournent vers l’œuvre de Polanyi pour y trouver inspiration. Comme en écho de son idée du « double mouvement », la globalisation du capitalisme de marché s’est accompagnée d’une globalisation des mouvements sociaux. La société se protège maintenant elle-même, non pas par la formation de syndicats propres aux États-nations, mais par des réseaux transnationaux de militants qui combattent le pouvoir des États et des multinationales. Polanyi sympathiserait probablement avec ces mouvements qui cherchent à élaborer de nouvelles et de plus radicales formes de démocratie, qui peuvent au moins amoindrir les dommages infligés par « le marché » aux personnes et à l’environnement naturel. Les marchés mondialisés et la « société civile globale » ne vont pas l’un sans l’autre ; notre travail est de mieux comprendre les formes institutionnelles changeantes de cette interdépendance.
Keith Hart est Professor of Anthropology, Goldsmiths, University of London.
Cette contribution est extraite de « Introduction : learning from Polanyi 1, Market and Society : The Great Transformation today (forthcoming) édité par Chris Hann et Keith Hart.