Écrit par Jean-Louis Laville
Définition générale
L’économie solidaire se caractérise par un ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens. Cette perspective a pour particularité d’aborder ces activités, non pas uniquement par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste, …) mais par leur double dimension, économique et politique, leur conférant leur originalité.
Les deux dimensions sont imbriquées au sens où la mobilisation de citoyens leur permet d’accéder à l’espace public en construisant les conditions de leur indépendance économique. Mais la capacité à générer des changements sociaux dépend de la liaison établie entre, d’une part l’exercice de cette liberté positive d’association et de coopération, d’autre part une action publique, seule susceptible de promulguer des droits et de définir les normes d’une redistribution réductrice d’inégalités. La portée de l’économie solidaire est donc liée à l’articulation entre deux registres de la solidarité démocratique que sont l’auto-organisation collective et l’obtention de droits justifiant la redistribution publique.
Historique
En effet, avec l’émergence de la question sociale, pour beaucoup de penseurs et d’ouvriers confrontés à la misère, l’ampleur intolérable des inégalités oblige à se tourner vers un mécanisme de coordination aux antipodes de l’intérêt : l’association solidaire. Dans la première moitié du dix-neuvième siècle, Leroux en partant du latin juridique « in solidum » (pour le tout) introduit dans le vocabulaire philosophique la notion de solidarité, définie comme le lien social volontaire entre citoyens libres et égaux ; autrement dit le lien social qui succède à la charité en démocratie [Laville, 2005].
Le dix-neuvième siècle témoigne de l’imbrication entre débats politiques et pratiques économiques. Quelle que soit la diversité des expériences initiées par les travailleurs, leur spécificité peut être mesurée par deux traits :
le groupement volontaire prend source dans la référence à un lien social pratique qui se maintient par la mise en œuvre d’une activité économique. La participation à cette activité ne peut être détachée du lien social qui l’a motivée.
L’action commune parce qu’elle est basée sur l’égalité entre les membres donne capacité à ces membres pour se faire entendre et agir en vue d’un changement institutionnel.
De par cette double inscription à la fois dans la sphère économique et dans la sphère politique, s’exprime dans l’espace public la revendication d’un pouvoir-agir dans l’économie, la demande d’une légitimation de l’initiative indépendamment de la détention d’un capital. Néanmoins, cette volonté collective, se heurtant à une répression massive, s’atténue progressivement alors que l’économie de marché connaît un essor inédit grâce à la concentration de moyens rendue possible par la société de capitaux. En même temps, face à la misère sécrétée par la révolution industrielle se fait jour la nécessité de normes sociales de justice, dont l’Etat social se porte garant. L’interdiction du travail des enfants, la limitation de la durée du travail, sont promulguées par des gouvernements soumis à la pression ouvrière. L’Etat, expression de la volonté générale, devient dépositaire de l’intérêt général qu’il peut mettre en œuvre grâce à l’action de l’administration. La solidarité relève désormais d’une redistribution publique considérée comme la solution pour régler le problème de la dette sociale [Bourgeois, 1902].
La seconde moitié du dix-neuvième siècle correspond à l’instauration d’un Etat protecteur qui endosse les responsabilités sociales que l’associationnisme avait contribué à définir en tentant de les assumer. Le régime institutionnel reposant sur l’économie de marché assortie d’une redistribution publique qui en tempère les inégalités se met en place. Il connaîtra son apogée dans la seconde moitié du vingtième siècle.
La complémentarité entre marché et Etat social s’accompagne toutefois de l’obtention de différents statuts juridiques attestant d’une modification des démarches pionnières. Les syndicats se singularisent dans leur rôle de représentation des travailleurs. Ils se séparent des organisations d’économie sociale. Parmi celles-ci, les coopératives sont distinguées des mutuelles, les premières devenant une forme particulière de société de capitaux, centrée sur la fonction de production ou de consommation alors que les secondes se concentrent sur la fonction de secours. Les activités créées pour défendre une identité collective en s’ajustant aux règles du système dont elles font partie vont en retour profondément modifier les relations d’entraide qui étaient à leur origine. Le statut d’association, quant à lui, moins étroit dans son objet, se voit limité dès lors qu’il est couplé à une activité économique.
Les trois statuts juridiques obtenus : coopératif, mutualiste et associatif deviennent autant de sous-ensembles tributaires du modèle de développement économique et social dans lequel ils s’insèrent, en particulier de la segmentation qui s’instaure entre l’économie de marché et l’Etat social. Aux deux extrêmes, les coopératives se considèrent comme des entreprises sur le marché, alors que les associations sont cantonnées dans la sphère sociale. Le maintien d’une cohérence « sectorielle » s’avère alors difficile. La hiérarchisation et la complémentarité entre économie de marché et social étatique produit des effets de dissociation entre les différentes composantes de l’économie sociale.
Avec les années 1960, les bouleversements dans les modes de vie, puis ce que l’on a appelé la « crise » économique, génèrent de nouvelles actions allant dans le sens d’une politique de la vie quotidienne, soucieuses de préserver l’environnement, de critiquer l’absence de participation des usagers à la conception des services qui les concernent, de soumettre à la réflexivité les rapports entre les sexes et les âges. Ces formes d’expression inédites se doublent d’une modification tendancielle des formes d’engagement dans l’espace public. Le militantisme généraliste, lié à un projet de société, impliquant une action dans la durée et de fortes délégations de pouvoir dans le cadre de structures fédératives s’affaiblit comme le montre le recul de certaines appartenances syndicales et idéologiques. Par contre, cette crise du bénévolat constatée dans des associations parmi les plus institutionnalisées se double d’une effervescence associative à base d’engagements concrets à durée limitée, centrés sur des problèmes particuliers en oeuvrant pour la mise en place de réponses rapides pour les sujets concernés. Parmi les démarches témoignant de cette inflexion de l’engagement, nombreuses sont celles qui se revendiquent d’une perspective d’économie solidaire, affirmant leur dimension économique tout en la combinant à une volonté de transformation sociale.
Au total, les initiatives qui se sont développées dans le dernier quart du vingtième siècle renouent avec l’élan associatif de la première moitié du dix-neuvième siècle en mettant, au cœur de leur passage à l’action économique, la référence à la solidarité démocratique. Cette dynamique est présente dans plusieurs champs d’activité qui sont loin de se limiter à l’insertion. Elle concerne par exemple : les services de proximité, la microfinance, les monnaies sociales, le commerce équitable, l’autoproduction accompagnée, la consommation responsable, les circuits courts de distribution, le tourisme solidaire.
Bibliographie
- Bourgeois L., Solidarité, Paris, Colin, 1902.
- Cérézuelle D., Pour un autre développement social, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.
- Eme B., Laville J.L., (sous la direction de), Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
- Heber-Suffrin C., Echanger les savoirs, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.
- Laville J.L., (sous la direction de), L’économie solidaire : une perspective internationale. Paris, Desclée de Brouwer, 1994 (Réédition 2000).
- Laville J.L., « Solidarité », in J.L. Laville, A.D. Cattani, Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2005.
- Laville J.L., Cattani A.D., Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2005.
- Laville J.L., Magnen J.P., De França Filho G.C., Medeiros A., Action publique et économie solidaire, Toulouse, Erès, 2005.
- Servet, J.M. Une économie sans argent, Paris, Seuil, 1999.
- Viard B., A la source perdue du socialisme français. Anthologie de Pierre Leroux, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.
Photo : Jean-Louis Laville (dir.), L’économie solidaire. Une perspective internationale, Hachette Littérature, 2007.
Jean-Louis Laville, Sociologue et économiste, Professeur Cnam et chercheur LISE (CNRS-Cnam), coordinateur pour l’Europe du Karl Polanyi Institute of Political Economy.