Écrit par Serge Depaquit
Penser conjointement le développement durable et la démocratie s’avère aujourd’hui indispensable. Pour être pertinentes, les actions publiques conformes aux critères du développement durable supposent en effet la constitution d’espaces de débats démocratiques, étroitement articulés aux différents niveaux territoriaux, intersectoriels, et intégrant aussi bien le court que le long terme. Réciproquement, les politiques de développement durable, pour autant que les populations aient la possibilité de s’en saisir, peuvent concourir à un renouvellement des pratiques démocratiques, et donc remédier au « désenchantement démocratique » contemporain.
La démarche du développement durable est globalisante, ce qui interroge l’organisation traditionnelle de la démocratie et peut, par là, contribuer à son nécessaire renouvellement. En effet, quelle que soit la définition du développement durable que l’on retienne, il est au bout du compte toujours question de la confrontation d’approches et d’intérêts dont la mise en synergie ne va pas de soi. Élaborer, puis mettre en œuvre une action publique conforme aux critères du développement durable suppose le recours à une diversité de compétences et de légitimités, donc d’acteurs. Or, construire de la cohérence entre cette pluralité de savoirs et de points de vue renvoie au champ de la politique, donc à la qualité du rapport démocratique.
Le croisement entre développement durable et démocratie ne relève pas d’un rapport aussi simple que ce que l’on conçoit habituellement. La dimension démocratique du développement durable ne saurait en effet se réduire à de vagues techniques de « concertation », simples volets d’accompagnement d’une action publique conçue en amont de toute implication citoyenne et généralement destinée à des fins d’affichage politique. Si l’on veut bien y réfléchir, la mise en synergie des deux approches conduit à un ensemble de questions qui relèvent des modes de gouvernement et des contenus des processus décisionnels qui en découlent. Or, l’authenticité de l’implication citoyenne dépend très largement des opportunités qui lui sont offertes dans le cadre du pilotage de l’action publique.
Dans un monde en profonde mutation, il doit devenir clair qu’on ne gouvernera plus comme avant si l’on souhaite donner du sens à la construction de l’intérêt commun. L’exercice comme les formes d’expression de la souveraineté populaire en sont élargis et diversifiés, d’où l’émergence d’une nouvelle donne citoyenne. Contribuer à l’existence d’un espace public porteur des principes du développement durable impose d’explorer les contenus possibles de la synergie évoquée précédemment. Un « mix » entre développement durable et démocratie est à définir, il ne saurait se réduire à la simple juxtaposition des deux démarches. Tentons ici d’en dégager quelques enjeux.
Le développement durable met en question la pratique démocratique
Confronter l’organisation de la démocratie à des stratégies de développement durable génère bien souvent un ensemble d’interrogations qui ne peuvent trouver de réponses satisfaisantes dans les cadres traditionnels de la pratique démocratique. Ceci est particulièrement évident en ce qui concerne les enjeux de politiques publiques aux divers niveaux territoriaux. Prenons quelques exemples :
- Le développement durable suppose des démarches spatiales qui privilégient l’agglomération ou le pays sur la commune, ce qui devrait conduire à des changements institutionnels comme à l’évolution des pratiques démocratiques et des comportements d’acteurs. Il est par exemple évident que dans un tel contexte l’assise démocratique de l’intercommunalité devient une réforme incontournable.
- Le développement durable est également basé sur une exigence de transversalité qui met en cause les approches sectorielles qui caractérisent bien souvent la vie locale à ses diverses échelles territoriales. D’où des conflits de compétences et la difficulté de penser l’action publique dans une dynamique de « cercle vertueux » entre les trois pôles du développement durable. L’expérience montre que cette situation ne facilite pas l’appropriation par le citoyen d’enjeux qui peuvent être importants pour son avenir.
- Les questions posées à la pratique démocratique par les synergies de développement durable découlent par ailleurs des approches du facteur temps. Si la démarche du développement durable suscite la mise en œuvre d’actions de court terme, il n’en reste pas moins que celles-ci s’inscrivent généralement dans des enjeux à moyen et long terme. Or, il en résulte un certain nombre de contradictions avec les habitudes des administrations d’une part comme avec les contraintes liées à la durée du mandat des élus ou des échelles de temps de la politique de contractualisation. Le dépassement de ce type de contradictions pose notamment la question de la place de la société civile dans les processus décisionnels, et plus généralement des modes de gouvernance abordés plus loin dans le texte.
Les exemples qui précèdent s’appuient sur des enjeux de démocratie locale, mais les interrogations qui en sont issues pourraient bien souvent être étendues à d’autres échelles territoriales. Du local au mondial nous sommes aujourd’hui confrontés à l’éclatement de lieux de la décision, à l’emboîtement des échelles territoriales doit correspondre une conception emboîtée de l’exercice de la citoyenneté. Un long chemin intellectuel reste à parcourir afin que prennent corps les innovations démocratiques devenues nécessaires. Le développement durable, par sa démarche transversale de construction de l’intérêt commun devrait en être l’instrument privilégié.
La crise du rapport des citoyens à l’action publique interpelle les contenus transformateurs du développement durable
S’il est vrai qu’une stratégie de développement durable questionne la pratique démocratique, à l’inverse le présupposé du rôle de la démocratie renvoie au rapport qu’entretient celle-ci avec les contenus économiques, sociaux et environnementaux du développement durable. Plusieurs éléments de réflexion peuvent ici préciser ce propos :
1) La recherche d’éléments de cohérence entre les trois pôles du développement durable pose la question de la dynamique des processus de décision. Or, la recherche de cette cohérence exige par définition la prise en compte d’une pluralité d’approches, de savoirs et de légitimités ; elle ne saurait donc résulter de l’application unilatérale du principe d’autorité. Mais ce pluralisme des démarches transforme par là même les contenus de la décision. Dans le monde actuel, décréter d’en haut ce qui doit constituer l’intérêt général s’avère sans portée réelle, c’est au contraire en partant de la diversité de la demande sociale que peut être construit le bien commun dans le dépassement, mais également le respect, des intérêts particuliers. On mesure par là combien la portée de la démarche démocratique ne se réduit pas à la satisfaction d’un principe éthique, certes essentiel, mais traite également de l’efficacité de l’action publique.
Le développement durable, s’il doit dépasser les effets d’annonce, est directement concerné par de telles exigences. D’où la dimension hautement structurante de citoyenneté que peuvent prendre les actions qu’il propose. Il s’agit d’abord de permettre la formation du jugement public et, à partir de cette appropriation des enjeux, de contribuer à la pertinence de la décision. L’expérience montre que les apports de la société civile peuvent parfois être décisifs dans la configuration des objectifs économiques, sociaux et environnementaux qui fondent la démarche du développement durable. Plus couramment, l’intervention de la société civile permet des enrichissements significatifs de l’action publique, on songe notamment ici à la reconnaissance de l’expertise d’usage (ou plus généralement citoyenne).
C’est parce que le citoyen dispose quelque part d’un pouvoir sur ce qui s’élabore et se décide qu’il peut être réellement disponible pour une construction de l’action publique. Les agendas 21 de développement durable peuvent à cet égard constituer une excellente opportunité, à la fois dans un but de nécessaires expérimentations et apprentissage citoyens, puis dans la consolidation de nouvelles pratiques démocratiques.
2) Un constat s’impose : ce que certains ont désigné comme un « désenchantement démocratique » frappe par son ampleur. Les citoyens, notamment ceux issus des couches populaires, s’éloignent de plus en plus des mécanismes traditionnels de la démocratie. Une fracture civique profonde s’est aujourd’hui creusée entre la représentation politique et une large fraction de ceux qu’elle est censée représenter. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, cette prise de distance n’est pas spécifique à la France ; en Europe le phénomène est assez général au-delà des particularités nationales et on peut le constater dans nombre d’autres pays industrialisés. Il s’agit d’une évolution qui s’est construite durant les vingt à vingt-cinq dernières années. Un ensemble de facteurs liés aux mutations du monde moderne peut être évoqué aux fins d’une explication de cette crise grandissante, qui n’est pas à confondre avec un phénomène de dépolitisation massive, ainsi que l’ont montré diverses études de la Fondation des Sciences Politiques. Mais au-delà de la multiplicité des causes, un facteur apparaît comme surplombant les autres hypothèses : la politique n’apparaît plus comme un moyen d’agir sur l’avenir.
Or, cette perte de capacité à construire des projections collectives sur l’avenir doit être reliée au changement du contexte socio-économique qui a succédé aux Trente Glorieuses. Il n’est pas étonnant que l’abstention électorale soit très massivement le fait des couches populaires : la rigidification des statuts, le blocage de l’ascenseur social illustrent la perte de perspective. On ne vivait pas mieux à l’époque des Trente Glorieuses, mais le fils avait des chances réelles de vivre mieux que son père, ce qui n’est plus vrai aujourd’hui. Notre monde nous apparaît souvent comme en grande accélération grâce aux changements technologiques, à certaines avancées de la science et à la mondialisation, mais cela est bien différent en ce qui concerne la sphère socio-économique. Nous vivons aujourd’hui dans ce que l’on peut désigner comme une société d’incertitude, ce qui est très différent du risque car celui-ci peut se mutualiser : ce n’est évidemment pas le cas de l’incertitude. Les conséquences sur l’imaginaire collectif en sont considérables, notamment auprès des jeunes générations qui ont intégré cette nouvelle donne. Or, la politique s’est comme lovée dans cette perte de sens du futur.
La démarche du développement durable, si elle est authentique, se situe précisément au point nodal d’une telle crise car son objet consiste à poser les questions d’aujourd’hui en fonction d’une trajectoire du devenir. Elle peut par là constituer une aide inappréciable à la construction du sens si nécessaire au renouvellement de la démocratie.
Mais l’origine même de la crise démocratique renvoie au contenu du développement durable une série d’interrogations qui ne sont pas toujours prises en compte. Il est en effet clair que la question sociale interpelle les finalités comme l’articulation des questions de développement durable. Des conflits parfois très durs les conditionnent et des choix doivent être faits impliquant un regard à contenu politique. Ainsi, le lien entre inégalités sociales et environnementales doit retenir fortement l’attention si l’on souhaite agir dans un environnement social caractérisé par la généralisation croissante des situations de précarité.
Refonder les contenus du contrat démocratique
La reformulation d’une perspective démocratique plus mobilisatrice renvoie inévitablement aux rapports des citoyens à l’action publique et à la place que ceux-ci occupent dans son élaboration comme dans sa mise en œuvre. Tout n’est pas dit le soir de l’élection et une légitimité démocratique de l’action publique comme processus innovant est aujourd’hui à définir si l’on souhaite redonner du sens au projet politique. Ainsi que cela a été souligné précédemment, c’est précisément ce qui est en question lorsque l’on parle de la recherche d’une cohésion de l’action humaine dans les approches propres au développement durable. Or, former du jugement public, ouvrir des espaces de pouvoir à la citoyenneté, construire de la décision partagée suppose que l’on clarifie le rôle, la conception comme les finalités des dispositifs dits participatifs (participer oui mais à quoi ?). Cela est vrai des dispositifs existants, conseils de quartiers ou de développement, observatoires, questionnaires participatifs, etc., mais également de diverses innovations telles que des processus évaluatifs démocratiques, conférences et jurys de citoyens, budgets participatifs… La question est ici celle du sens et des synergies à construire entre ces diverses démarches et, autrement dit, celle des conditions à remplir afin que ces instances s’emparent des enjeux les plus essentiels de la vie collective.
La démocratie repose sur le principe de la souveraineté populaire, mais face aux mutations du monde moderne, la conception traditionnelle de la réalisation de ce principe trouve à l’évidence ses limites. En privilégiant le vote comme seul instrument d’expression du peuple souverain, on aboutit à une conception unidimensionnelle de la formation de la volonté générale qui est au bout du compte dommageable pour la qualité du lien civique. Le propos n’est évidemment pas de remettre en question le rôle essentiel du processus électoral mais bien au contraire de redonner du sens à la vie publique. D’autres modes d’expression citoyens que le vote existent et ont leur propre légitimité, il convient de les reconnaître en leur permettant de contribuer à la construction de l’intérêt général. Or, les conditions du monde moderne, si elles bousculent l’exercice démocratique, offrent dans le même temps des opportunités qu’il convient d’explorer. L’évolution même des modes de décision constitue à cet égard le signal le plus fort. Aujourd’hui, toute décision importante résulte d’un processus impliquant à la fois la division de la décision et la pluralité des acteurs. C’est ce que des chercheurs, à l’origine essentiellement anglo-saxons, ont cherché à prendre en compte en parlant de « gouvernance », terme issu à la fois du Moyen âge anglais, du pilotage des bateaux… et du français. Il s’agit en fait d’une conception basée sur le partage du pouvoir, mais dans l’esprit d’un jeu d’acteurs à somme positive (ce qui est bien éloigné de l’acception technocratique habituelle de ce que l’on désigne comme la « bonne gouvernance »).
Nous sommes aujourd’hui placés devant la nécessité de repenser l’articulation des processus décisionnels en termes de gouvernance à contenu démocratique. Ce qui implique, pour prendre une image simpliste, qu’une décision se construit dans l’espace d’un triangle fictif dont les sommets sont représentés par l’État et ce qui s’y rattache d’une part, le marché et ses entreprises d’autre part et la société civile en troisième lieu. Réfléchir à la gouvernance, c’est chercher à comprendre quelle est la combinaison entre ces trois types de régulation. Or, c’est dans de telles dynamiques que se développent les actions de développement durable.
Serge Depaquit, Vice-Président de l’Adels
Pour une approche plus développée de la plupart des thèmes abordés dans cet article, voir S. Depaquit, Renouveler la démocratie…oui mais comment ?, éditions de l’ADELS, 2005