Manifeste médical de l’UDMT : une conception nouvelle de l’exercice médical

Écrit par Louis Calisti, Jean-François Rey

A l’heure où les ministères de la Santé, de la Ville et de l’Aménagement des territoires entendent développer les maisons de santé, pour remédier aux déserts médicaux qui menacent les campagnes et certaines banlieues françaises, il paraît judicieux de rappeler l’expérience mutualiste de Marseille de la deuxième moitié du XXe siècle, pendant lequel des maisons médicales, une polyclinique, des centres dentaires, un centre de PMI, un magasin d’optique et des centres sociaux ont été constitués.

Présentation

Dans ce texte, daté de 1977, Louis Calisti et Jean-François Rey exposent en effet les caractéristiques des maisons médicales portées par l’Union départementale mutualiste des travailleurs des Bouches-du-Rhône (UDMT). Les éléments principaux de la médecine libérale (indépendance morale et professionnelle du médecin, libre choix du médecin par le malade) y sont revalorisés, à l’exception d’un seul, le mode de rémunération : les médecins n’y sont pas rémunérés à l’acte, mais à la fonction, pour que le malade soit davantage envisagé dans sa globalité (et pour éviter les pratiques de multiplication des actes et de dépassements d’honoraires). Le médecin est plus que jamais un médecin de famille, mais dans le cadre d’une équipe pluridisciplinaire, rompant l’isolement du professionnel face au malade, permettant la mise en débat des pratiques médicales et évitant le cloisonnement des divers secteurs du système sanitaire. Une conception résolument préventive de la médecine est défendue, intégrant et intervenant sur les conditions de vie domestique et professionnelle, et fondée sur l’implication de la population environnante. Toutes choses intéressantes, aujourd’hui, pour que les maisons médicales de demain soient autre chose que la simple juxtaposition de plusieurs cabinets médicaux dans un même local.

Ce texte est extrait de Louis Calisti, Jean-François Rey, Santé et cadre de vie. L’expérience mutualiste de Marseille, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 15-37.

Le texte

Notre élaboration s’est faite à partir de la pratique médicale traditionnelle de notre pays. Il s’agissait, dès le départ, de retenir ce qui en constitue l’essentiel, en lui donnant une dimension nouvelle. Nous n’avons pas, pour autant, arrêté notre réflexion. Demain, quand les conditions politiques et économiques seront plus favorables, notre pratique médicale se déroulera dans une perspective plus large.

Nous analyserons donc, en premier lieu, le contenu actuel de notre exercice médical. Ensuite, nous dirons notre projet pour demain.

AUJOURD’HUI

Nous disons d’abord que nous reprenons de la médecine traditionnelle tout ce qui en fait la valeur.

Jusqu’à notre époque, la médecine française a bénéficié de deux apports : un apport scientifique et un apport relationnel, l’un et l’autre intimement mêlés.

Pasteur, Claude Bernard, Trousseau, Charcot, Nicolle et combien d’autres, par leurs découvertes, ont contribué à hisser la médecine d’une pratique essentiellement empirique à une démarche scientifique. L’observation des symptômes du malade, confrontée à l’analyse biologique et anatomo-pathologique, puis aux examens radiologiques, a permis peu à peu d’élaborer le diagnostic, autrement que de façon seulement intuitive. Depuis Fleming, une thérapeutique enfin efficace en découle.

En même temps, le médecin, bénéficiant de ces découvertes, s’attachait à conserver avec le malade une relation particulière, privilégiée, dont les éléments constituent le fond même du colloque singulier. Bien avant le terme, les médecins français – en particulier les médecins généralistes – pratiquaient une médecine psycho-somatique.

Nous prenons en compte toutes ces données. C’est à partir de celles-ci que découle notre démarche :

Pour que le colloque singulier puisse se dérouler normalement, il est indispensable que le médecin exerce en toute indépendance morale et professionnelle. Mais est tout aussi indispensable le libre choix du médecin par le malade. Aujourd’hui, ce libre choix doit dépasser le rapport entre deux personnes, et le malade doit pouvoir choisir non seulement le médecin, mais la structure dans laquelle il entend être soigné.

Les médecins généralistes traditionnels sont des médecins de famille. Ils connaissent leurs malades, non seulement parce qu’ils les reçoivent en consultations dans leur cabinet, mais parce qu’ils connaissent leur environnement, leurs conditions de vie, leurs rapports familiaux, leurs conditions sociales. Ainsi, les médecins de l’UDMT assument une prise en charge continue des familles qui se confient à eux – mais dans le cadre de l’équipe.

Ce sont tous ces éléments qui nous permettent de dire que notre pratique médicale a toutes les caractéristiques – mais revalorisées – de la médecine libérale, à l’exception d’une seule : le mode de rémunération.

Le paiement à l’acte – sans qu’il s’agisse pour nous de le condamner en soi – nous paraît ne plus convenir à une pratique médicale qui envisage le malade, l’homme, dans sa globalité et dans le cadre d’une médecine pluridisciplinaire.

Ce mode de rémunération a correspondu à un moment de la pratique médicale : celui où l’exercice médical constituait beaucoup plus un art qu’une démarche scientifique. A ce moment-là, le médecin exerçait uniquement de façon isolée, établissait avec son malade cette relation privilégiée d’individu à individu, dans laquelle l’aide psychologique du médecin constituait l’essentiel de son arsenal thérapeutique. Souvent, le malade y trouvait son compte. L’entente directe et la rémunération à l’acte rétribuaient l’investissement psychologique du médecin qui répondait ainsi à l’attente du malade. On a défini cet exercice médical comme « une confiance qui rencontrait une conscience ».

Les principes de cette démarche ne peuvent plus s’appliquer à une médecine obligatoirement pluridisciplinaire, intégrant l’extraordinaire développement scientifique moderne. Il n’est plus possible, aujourd’hui, d’envisager le malade de façon isolée. De le découper « en tranches » en fonction d’une nomenclature. Il s’agit-là d’une situation anachronique. Qui, aujourd’hui, peut nier cet état de fait et la conclusion logique qui en découle ?

Voilà pourquoi les médecins de l’UDMT – comme les médecins hospitaliers à temps plein – sont rétribués à la fonction, sont des médecins salariés.

Alors, peut-on continuer à opposer médecine libérale et médecine sociale ? Les « libéraux » et les « salariés » ? N’est-ce pas une terminologie périmée, qui a tenté de scinder le corps médical en deux camps : ceux qui défendaient la « citadelle », le « pouvoir médical » et ceux qui étaient supposés ne pas vouloir « jouer le jeu » ?

Pour les uns, le milieu social, fait d’individualisme souvent exacerbé, donnait a priori toute liberté d’installation. Donc l’indépendance – professionnelle ou non. Les autres, dont l’origine sociale pouvait être la même, « acceptaient » de devenir « salariés » – donc dépendants, devant rendre des comptes à une autorité. Entre les deux, apparemment, une différence radicale de « pouvoir ».

Ne demeure-t-il pas là, de manière insidieuse, une confusion, une transposition, consciente ou hypocrite, d’une attitude morale vis-à-vis du malade – qui se veut indépendante de toute autorité pour entendre et protéger celui qui se confie – à une attitude sociale, qui se veut « aristocratique », mais est le plus souvent « bourgeoise »… ? Bref, les beaux principes, définis à partir d’une préoccupation légitime au sujet de la relation médecin-malade, n’ont-ils pas constitué un prétexte ou un masque pour des préoccupations essentiellement personnelles du médecin ?

Les organisations de la profession, toujours beaucoup plus en retard que les individus sur l’évolution, ne tentent-elles pas de pérenniser, envers et contre tout, cette situation aujourd’hui dépassée ?

Que sont, à l’heure actuelle, ce pouvoir, cette indépendance du médecin, s’il ne dispose pas d’une infrastructure matérielle importante ? S’il continue à évoluer « seul » et non en équipe ? Surtout, s’il est coupé de son environnement sociologique ? Qui pourrait remettre en cause, par exemple, le système conventionnel qui, précisément, fixe les honoraires ? Mais alors, comment concilier paiement à l’acte, qui sous-entend libre détermination de la valeur de l’acte par accord entre médecin et malade, avec la volonté affirmée de respecter les tarifs conventionnels ?

Indépendance professionnelle, certes : indispensable. Mais dans le cadre d’un contexte sociologique aussi indispensable. Quel médecin, aujourd’hui, peut faire des investissements, souvent importants, s’il n’a pas un environnement de population pouvant accéder à ses soins ?

Dès lors, peut-on continuer à opposer deux types d’exercice médical ? Une médecine au service du malade est nécessairement une médecine sociale. Mais toute médecine digne de ce nom implique obligatoirement : et l’indépendance du médecin, et l’indépendance du malade pour choisir ce médecin et la structure dans laquelle il exerce. Le mode de rémunération ne peut plus définir ce que, traditionnellement, on appelle encore « médecine libérale ».

L’article 2 du contrat des médecins à temps plein de l’UDMT définit ainsi les bases de leur activité professionnelle :

« Le Docteur X exercera suivant les prescriptions du Code de déontologie et les dispositions légales en vigueur. Son exercice médical sera effectué en toute indépendance. Il sera libre de choisir, sous son entière responsabilité et dans l’intérêt du malade, tout procédé de diagnostic et tout mode de traitement. Aucune personne (administrateur, cadre ou employé) ne pourra en aucune façon intervenir dans ses rapports professionnels avec ses malades. »

N’est-ce pas là la définition, la meilleure, d’une authentique médecine « libérale », non plus découpée, mais organisée et insérée dans une organisation qui lui donne sa dimension sociale ?

Ainsi, à la pratique isolée, nous substituons une pratique médicale en équipe.

Une pratique en équipe, cela veut dire des échanges constants entre tous ceux qui constituent l’équipe. Echanges constants, soit informels, soit dans le cadre de structures telles que le conseil médical des centres par exemple.

Cette pratique en équipe se situe sur trois plans :

D’abord sur le plan médical. Constamment, les médecins de l’UDMT font appel les uns aux autres, soit médecins d’une même discipline, soit médecins de disciplines différentes. Ceci, chaque fois que le malade présente une affection qui nécessite une concertation.

Mais la pratique en équipe permet, par définition, l’organisation d’une pratique collective. Elle permet de substituer à la notion de médecin de famille celle d’équipe de médecins de famille. C’est ainsi que s’organise la continuité des soins au niveau des cabinets médicaux. Mais aussi, au niveau des visites, des gardes de nuit ou de dimanche.

Le médecin n’est plus un « homme isolé » face à son malade, considéré comme un client. Ou face à ses confrères, éventuellement considérés comme des concurrents. Les médecins, par leur pratique en équipe, répondent aux demandes des malades.

Mais ils ont en même temps la possibilité de vivre comme tout le monde : une vie de famille, une vie extra-professionnelle. Ils peuvent avoir les loisirs de leur choix, si nécessaires pour être un « bon médecin ».

La pratique en équipe permet aussi l’organisation de l’enseignement post-universitaire. Celui-ci découle en partie de la pratique quotidienne, elle permet à chaque équipe d’organiser des séances d’enseignement post-universitaire « à sa main ».

Chacun est, tour à tour, « enseigneur » et « enseigné ». Le contrat de travail stipule la participation à des stages, à des congrès, la fréquentation hospitalière. Ainsi, toute l’équipe peut bénéficier d’un enseignement, d’une méthode nouvelle, appris par l’un d’eux.

La vie en équipe permet enfin d’appréhender les problèmes posés par le fonctionnement de la maison médicale ou par les relations de la maison médicale avec la direction générale de l’organisation.

Les problèmes posés peuvent ainsi trouvent des solutions, élaborées ensemble, tenant compte des intérêts des malades, du personnel et des médecins.

Mais cette vie commune implique, comme pour les médecins exerçant en groupe, un dépassement constant de sa propre vision, un investissement indispensable, moral et psychologique, qui n’est pas forcément « donné » à l’avance.

Au XIIIème Congrès du syndicat de médecine de groupe (Reims, mai 1972), la question était posée de façon très réaliste :

« Acceptes-tu de partager non seulement ton travail – et c’est facile – mais sur ton travail, à propos de ton travail – c’est-à-dire une certaine remise en cause journalière par les autres, un certain jugement sur la qualité même de ton travail ?

« La notion de ta relativité et de celle de tes connaissances ?

« La comparaison désavantageuse, et pourtant si fructueuse ? »

Ces problèmes se posent dans les maisons médicales de l’UDMT. Ce qui montre que la distance entre médecins rémunérés à la fonction et médecins rémunérés à l’acte devient très étroite, sinon factice.

Les questions ainsi posées sont le propre de toutes les équipes vivantes.

L’équipe ne comporte pas seulement les médecins, mais tout le personnel paramédical – kinésithérapeutes et infirmières – les secrétaires, en particulier les secrétaires de réception.

Et la remise en cause entre praticiens va bien au-delà puisqu’elle doit pouvoir être développée par tous et à tous les niveaux. On est donc loin, effectivement, de la « citadelle ».

Nous ne disons pas que cet objectif est partout parfaitement atteint. Mais nos structures, et aussi le mode de rémunération identique pour tous, permettent d’y accéder chaque jour un peu mieux. C’est là un objectif indispensable pour l’activité optimale des maisons médicales.

Les médecins de l’UDMT participent à la gestion et à l’administration non seulement de leur maison médicale, mais de l’ensemble médical de l’UDMT. C’est la troisième caractéristique.

Le recrutement d’un nouveau praticien dans une équipe a toujours comme point de départ les propositions faites par le conseil médical concerné.

A partir de l’enveloppe globale proposée par le conseil d’administration, les investissements sont réalisés en fonction des nécessités définies par les médecins. Au niveau de l’ensemble des centres médicaux, comme au niveau de la maison médicale proprement dite.

Il en va de même pour le recrutement du personnel paramédical, pour la mise en place de structures nouvelles.

Le conseil d’administration a admis comme règle que la « chose médicale » soit abordée d’abord par les médecins. Ceux-ci formulent des propositions, compte tenu non seulement de leurs propres besoins, mais de ceux de leurs malades et de la situation réelle de l’organisme employeur, c’est-à-dire des possibilités de l’Union mutualiste. Ces possibilités dépendent largement de l’environnement économique et politique dans lequel nous nous trouvons.

En 1977, l’environnement économique se définit par une inflation et l’environnement sociologique par un chômage qui sont en accroissement continu. La revalorisation des actes médicaux prend toujours plus de retard sur l’évolution des charges nécessaires à leur réalisation. Le système conventionnel mis en place par les Caisses nationales d’assurance maladie, le gouvernement et les syndicats médicaux n’a pas joué suivant les règles qui avaient été communément admises. Il peut parfois en résulter la tendance, pour les médecins rémunérés à l’acte, à la multiplication de ceux-ci et, pour certains, à des dépassements importants. Ces pratiques sont incompatibles avec les objectifs que l’UDMT s’est fixés.

Par ailleurs, ces actes médicaux, constamment dévalorisés par rapport au coût de la vie, subissent d’inexplicables abattements qui en réduisent encore la valeur. La pratique du tiers payant ajoute également de lourdes charges. Malgré tous les efforts pour constamment équilibrer la gestion dans l’ensemble des centres, ceux-ci sont déficitaires. Comme toutes les autres formes d’exercice médical, les centres médicaux de l’UDMT subissent donc les lourdes contraintes de la politique économique actuelle.

Mais ils subissent également les discriminations, récemment rappelées à une délégation du Comité de défense et de liaison des centres de santé. Les représentants du ministre ont indiqué que ces structures nouvelles étaient des structures marginales et que seules comptaient la pratique hospitalière et la médecine libérale conventionnée.

Malgré le très difficile contexte, nous développons – médecins et administrateurs – notre entreprise. Elle aura, demain, dans un environnement impliquant une authentique politique de la santé et des chances égales données à toutes les formes d’exercice médical, une dimension nouvelle.

Aujourd’hui, nous pouvons ainsi résumer notre démarche : médecine de famille, sans cesse mise à jour – pratique en équipe – participation à la gestion. Ce sont les critères sur lesquels nous fondons notre action et qui nous semblent indispensables pour réaliser une médecine de qualité, au service des malades.
DEMAIN

Examen critique du « fait » médecine

Un regard lucide sur toutes les formes de la pratique médicale dans notre pays nous amène à en apprécier les limites et les manques. Cette situation résulte à la fois de l’histoire de la médecine française et de son inadaptation actuelle aux besoins nouveaux de la société contemporaine.

On peut définir ces manques et ces limites à partir de la dichotomie fondamentale entre médecine préventive et médecine de soins. Celle-ci est prise en compte par les organismes de couverture sociale ; celle-là dépend de l’Etat et des administrations préfectorales.

Cette situation anachronique pèse lourdement sur l’organisation de la santé, sur la formation des médecins à l’Université et sur leur pratique quotidienne.

Ses conséquences peuvent être analysées de trois points de vue :

La médecine la plus largement exercée en France est une « médecine de réparation ». L’action du médecin se situe le plus souvent après l’accident, qu’il soit médical (infectieux, psychiatrique, dégénératif) ou chirurgical. Il essaie de définir ce que sont les lésions, il établit ou essaie d’établir un diagnostic compte tenu d’un examen clinique et de ce que les examens complémentaires lui donnent comme explications. Il en découle ensuite un traitement.

Aujourd’hui, les découvertes chimiques, physiques, biologiques mettent à sa disposition un arsenal thérapeutique extrêmement puissant dans tous les domaines de la pathologie. La puissance de cet arsenal est telle que de nouvelles maladies, liées précisément à la puissance des médicaments, apparaissent. Il s’agit des maladies iatrogènes, en plein développement.

Cet aspect mérite l’attention et renforce la nécessité d’une intervention médicale pouvant se situer avant l’accident.

Des démarches nombreuses dans diverses directions, non coordonnées entre elles, existent pour amener l’intervention du médecin le plus tôt possible. Des examens sont faits sur les lieux du travail, à l’école. Le Code de la Sécurité sociale a permis de mettre en place, au niveau d’un certain nombre de Caisses primaires et de Caisses régionales, également des examens systématiques. Par ailleurs, des institutions, des centres parapublics font des recherches sur le cancer (recherche du cancer du col utérin, du cancer mammaire).

Il s’agit là de dépistage certes précoce, d’intervention avant l’apparition des grands signes cliniques.

Des vaccinations systématiques pendant l’enfance ont permis d’enrayer de façon définitive des maladies infectieuses graves.

L’objectif commun à toutes ces actions est d’éviter le déclenchement, au niveau d’un individu, d’une affection donnée ou de la traiter la plus précocement.

Les études et les connaissances actuelles permettent d’aller bien au-delà.

Cette médecine de réparation est aussi une « médecine parcellisée et cloisonnée » depuis l’exercice des praticiens jusqu’aux projets et actions ministériels.

Des individus médecins – exerçant isolément ou bien dans des entreprises (Médecine du travail), dans le cadre d’organismes privés (Sécurité sociale) ou d’Etat (Hygiène scolaire) ou à l’hôpital – soignent ainsi des individus malades. Chacun ignore ce que son confrère diagnostique et prescrit.

La médecine de groupe apporte une première réponse et permet, à son niveau, de surmonter l’émiettement de la médecine.

Aucune vision globale, pas plus au niveau de la cité qu’au niveau de la région, ne sous-entend cette pratique multipliée à l’infini. Et malgré les dizaines de milliers de points d’observation que constituent les cabinets médicaux, le système hospitalier, les structures – limitées – déjà en place de médecine préventive – aucune démarche n’est véritablement systématisée. Des recherches cliniques se développent, mais elles sont toujours limitées dans le temps, dans l’espace et dans l’objet de leurs recherches.

L’anarchie à tous les niveaux n’est pas seulement préjudiciable à l’efficacité médicale. Elle devient pernicieuse pour les différents systèmes de couverture sociale qui couvrent, et couvriront de plus en plus difficilement les dépenses engagées. Celles-ci le sont de façon aveugle. Aucun effet en retour n’est jamais pris en compte pour modifier quoi que ce soit qui devrait être une stratégie de la santé pour le pays. Seule une comptabilité au jour le jour permet de prévoir vaguement une évolution des dépenses, encore que le ministère du Travail puisse se tromper de 17 milliards de francs sur la prévision en moins de six mois !

En 1976, la Caisse nationale d’assurance maladie présentait un rapport faisant état d’un montant de dépenses de 90 milliards en 1975. Dans le développement de ces dépenses, un élément important : le taux record de 32% pour l’hospitalisation, devenue cause principale de l’augmentation des prestations en nature. Tout compris – secteur public et secteur privé, honoraires et prix de journée – elle représente aujourd’hui 57%. Le remboursement des soins aux malades non hospitalisés ne représente plus que 43%. En 1970, le rapport était inverse. Qui, quel organisme est capable d’en apprécier le résultat pour l’état de santé de la population ?

D’autant plus que la « rentabilité » des services hospitaliers est précisément fondée sur l’occupation maximale des lits d’hospitalisation.

On est donc dans cette situation absurde où l’intérêt des services hospitaliers publics et privés est en contradiction avec l’intérêt national.

Il s’agit là, certainement, de l’exemple le plus spectaculaire du cloisonnement des divers secteurs du système sanitaire.

Devant l’irrésistible montée des coûts, une fois les drames déclenchés, le gouvernement ne trouve comme solution qu’une limitation financière à l’accessibilité aux soins.

Dans le même temps, la commission Santé et Assurance maladie pour la préparation du VIIe Plan relève des inégalités face à la maladie et à la mort selon la catégorie socioprofessionnelle : « Les catégories sociales disposant d’un niveau de vie élevé (professions libérales, cadres moyens et supérieurs) ont une espérance de vie plus longue que celle des catégories sociales défavorisées » (Commissariat général du Plan – Documentation française, p. 17).

Comment s’étonner de la stabilisation de l’espérance de vie ? Une étude récente[1]montre que, depuis plusieurs années, aucune amélioration significative ne s’est produite : « Depuis le début du siècle, l’espérance de vie à la naissance a connu deux rythmes de croissance bien distincts : de 1899 à 1960, l’espérance du moment pour l’ensemble des deux sexes est passée de 45,4 ans à 70,1 ans, croissant au rythme de 4,8 mois par an ; de 1960 à 1969, elle est passée de 70,1 à 71,2 ans, croissant au rythme de 1,5 mois par an. Les résultats de ces dernières années n’indiquent pas de modification sensible de ce rythme, ni dans un sens ni dans l’autre. »

Pour modifier cette situation qui résulte de l’absence d’une authentique politique de santé, il faut bousculer des préjugés, des habitudes acquises. Il faut surtout bousculer des intérêts et faire passer les intérêts de la population avant les intérêts privés de quelques-uns. Et ceci ne correspond ni à la philosophie, ni aux objectifs des hommes politiques qui ont la responsabilité du gouvernement actuel de la France.

Dernier aspect de cette médecine – conséquence des aspects précédents – sa hiérarchisation.

Les lignes de force de la politique de santé actuelle passent par le Centre hospitalo-universitaire. Là se retrouvent les services ayant à leur tête le « patron », entouré d’assistants dont le sort, l’intégration dépendent directement de la volonté ou du bon vouloir de celui-ci.

Entre médecins généralistes et médecins spécialistes, les rapports sont différenciés par la valeur des lettres-clés « C » et « CS ». Les uns et les autres devant « graviter » autour du CHU.

Qui, aujourd’hui, ne dénonce l’hospitalo-centrisme tout puissant sur toutes les structures sanitaires ?

Dans ce contexte, comment se situe le malade ? Malgré un esprit qui se veut de plus en plus critique, il se « confie » au médecin. Les innombrables agressions de tous types qu’il subit et qui se multiplient en font un individu « inquiet », en situation de dépendance par rapport à un individu « qui sait ».

Cette hiérarchisation à tous les niveaux pèse lourdement sur l’évolution de la santé dans notre pays. Elle stérilise toute initiative susceptible d’améliorer les conditions d’exercice médical et l’état de santé de la population.

Une politique nouvelle de la santé s’impose.

Elle s’impose de façon urgente pour la population, pour les médecins, enfin, pour l’efficacité économique des efforts faits en faveur de la santé.

Comment la cohérence ?

Demain, le droit à la santé ne sera plus seulement le droit aux soins – droits des malades. Il sera le développement des conditions de santé – droit de l’homme bien-portant.

Cet objectif ne peut être poursuivi qu’en substituant à la médecine en aval de l’accident, une médecine en amont, qui se situe avant le déclenchement de la maladie, médicale ou chirurgicale.

C’est la définition même de la prévention. Elle ne se situe plus seulement au niveau de l’individu, mais au niveau de la famille, parce qu’en général il s’agit d’un groupe homogène vivant dans les mêmes conditions, non seulement sociales, mais biologiques. L’observation n’est plus ponctuelle, isolée dans le temps, mais une suite d’observations permettant d’appréhender statistiquement le développement normal des familles.

En même temps, l’étude est menée sur tout ce qui constitue les facteurs de risque au niveau de la famille et au niveau de la profession. Alors, une connaissance longitudinale du groupe familial et une connaissance de l’environnement donnent les possibilités d’une intervention en amont. Il est possible de saisir les « dérives » dès leur point de départ, bien avant la manifestation clinique.

A la médecine dispersée, parcellisée, se substitue une médecine globale. Médecine globale de l’individu, dans sa famille et dans le groupe humain dont il fait partie.

Médecine globale qui implique toute la société.

L’intervention ne se fait plus au niveau du symptôme, mais au niveau de l’ensemble des facteurs qui, à un moment donné, peuvent faire ou font émerger le symptôme.

Ce projet nouveau permettra de définir des objectifs, de mobiliser des moyens financiers et humains et de contrôler sur le terrain les résultats de l’action entreprise en fonction de ces moyens.

Aux actions multipliées à l’infini, mais dispersées, aveugles quant à leur résultat, l’ensemble social substituera une action cohérente, concertée et ouverte sur une perspective contrôlable. Cette action concertée implique la participation de tous ceux qui sont intéressés – c’est-à-dire : les techniciens de la santé, les médecins, les responsables de toutes les organisations publiques ou privées, la population.

Cette action globale est antinomique de hiérarchie. Elle implique des gens responsables, qui dépendent les uns des autres, mais dont les concours réciproques sont indispensables, sur un pied de parfaite égalité.

Finalement, la population doit être « dans le coup ». Tous les individus doivent « penser et agir pour la santé », et pas seulement les médecins et les responsables d’actions sanitaires et sociales.

Pour qu’il y ait cette participation active de la population, il ne faut plus qu’elle soit dans une situation de dépendance vis-à-vis d’un système. Il faut qu’elle soit informée. Qu’elle devienne partie prenante dans l’analyse des éléments constituant l’environnement. Les travailleurs dans l’entreprise, les familles dans le quartier, avec les techniciens, avec les médecins, doivent décider de la mise en place des moyens pour améliorer les conditions de vie de tous, par les modifications nécessaires de cet environnement.

Cette politique postule la définition d’une nouvelle épidémiologie.

Aujourd’hui, de nombreuses recherches sont faites dans ce sens. Mais nous retiendrons essentiellement celle que formule l’Institut de médecine préventive de Vandoeuvre-les-Nancy, sous l’autorité du Professeur Senault et du Docteur Poulizac.

Si l’on reprend le Littré, épidémiologie se définit comme : « Recherche sur les causes et la nature des épidémies. » C’est-à-dire : recherche sur les causes et la nature des maladies, contagieuses ou non, qui attaquent un très grand nombre de personnes » (Littré).

Il apparaît bien ainsi que le projet implique préalablement des définitions nouvelles.

Les maladies dont il est question depuis Hippocrate – puisque celui-ci a publié un ouvrage intitulé Les épidémies – sont actuellement identifiables. On en connaît les symptômes prémonitoires, la traduction clinique et l’agent spécifique. Dans les pays du Tiers-monde, les épidémies peuvent se manifester encore de façon massive, telles que le paludisme, l’amibiase, la filariose, etc. De très nombreux médecins – ceux du Corps sanitaire français, ont montré le rôle irremplaçable de la prévention. Elle a permis d’intervenir efficacement au niveau de toute une population et de protéger ainsi les individus en coupant au départ les chaînes de contagion.

Le sens général de cette action demeure. Mais les populations ne sont pas les mêmes et les agents, cause des fléaux modernes, ne sont plus principalement des germes pathogènes. Le modèle de prévention pour leur maîtrise ne peut donc être le même.

Les fléaux dont il est question dans les sociétés industrialisées sont essentiellement dégénératifs. Quelles sont leurs caractéristiques ? Ils sont chroniques, précédant de nombreuses années les drames terminaux – drames qui se dénouent inexorablement soit par la mort, soit par un très lourd handicap. Et pour un pays de près de 55 millions d’habitants, ils représentent l’immense majorité des handicaps qui frappent plus de trois millions d’enfants, d’adolescents ou d’adultes. Ce sont l’infarctus du myocarde, les lésions vasculaires cérébrales, les détresses respiratoires, les rhumatismes chroniques, les décompensations mentales, les déviations cellulaires du cancer.

Le traitement de ces drames terminaux reste dans le cadre des thérapeutiques lourdes et coûteuses. Les séquelles et les handicaps sont toujours gravement aliénants.

Le schéma de Jungner montre le moment où il conviendrait d’agir avec le plus d’efficacité et au coût le moins élevé. Dans ces conditions, cette nouvelle épidémiologie implique une action qui doit se situer plusieurs années avant l’apparition des signes cliniques. C’est-à-dire : bien avant que n’apparaisse, au niveau de chaque individu, la nécessité de cette action.

jungner

Pour qu’il en soit ainsi, il faut au niveau de chacun une connaissance, une prise de conscience et un esprit de responsabilité tout à fait nouveaux.

En effet, les états chroniques qui précèdent les complications finales traduisent des altérations déjà difficilement réductibles du fait de leur caractère dégénératif.

C’est donc au stade pré-clinique que l’on a le plus de chances de modifier le pronostic, par l’éradication des facteurs d’agression.

Ces facteurs d’agression représentent des actions pathogéniques complexes, multifactorielles, qui se cumulent dans des dérégulations fonctionnelles de plus en plus organisées.

Ces facteurs d’agression multiples sont souvent non spécifiques de la maladie identifiable. Celle-ci répond donc à une agression multifactorielle. Mais ces mêmes facteurs peuvent aussi entraîner d’autres types de lésions.

L’absence de maladie aboutit à une fausse sécurité qui laisse échapper les occasions d’une prévision et d’une prévention primaire. Les facteurs de risque les plus accessibles à la prévention se situent à des âges, dans des milieux sociaux, dans un contexte fonctionnel qui ne sont pas ceux que l’on rencontre au moment de la « sortie clinique ». Ils les précèdent largement. Si on veut appréhender l’incubation des fléaux dégénératifs, il faut pouvoir l’observer précocement, sans doute au cours des acquisitions de l’enfance.

États chroniques, précédant longtemps à l’avance les complications finales – facteurs d’agression à actions multiples, mais facteurs d’agression non spécifiques de telle maladie identifiable – tels doivent être les points de départ d’une conception nouvelle de l’épidémiologie de notre société.

Il s’agit d’une approche qui ne peut pas être seulement le fait de techniciens ou de spécialistes.

L’épidémiologie des pays dits « sous-développés » est tournée vers un pronostic d’amélioration des conditions de vie par la suppression d’agents infectieux pathogènes. Les individus en recueillent « passivement » les résultats bénéfiques. Mais elle a fait ses preuves.

L’épidémiologie de nos sociétés industrialisées doit ainsi être fondée sur un pronostic d’amélioration des conditions de vie. Mais en modifiant celles-ci, en particulier au niveau de la famille, au niveau du travail, de façon radicale, par le concours actif de tous les individus. Cet objectif repose sur une observation longitudinale des séquences fonctionnelles au cours de la vie et sur une observation globale de l’ensemble du milieu social.

L’Union départementale mutualiste des travailleurs des Bouches-du-Rhône – administrateurs, médecins, personnels, se fixe ces objectifs, cette politique.

Pourquoi cette organisation peut-elle avoir cette ambition ? Pourquoi peut-elle intégrer la prévention, dans sa conception la plus large et la plus efficace, dans sa pratique de santé ?

L’UDMT, à travers ses 20 années d’expérience, a mis en place les deux structures fondamentales indispensables : la structure technique et la structure humaine.

La structure technique. Ce sont les maisons médicales. Celles-ci ont pris en compte tout ce qui faisait la richesse de la médecine traditionnelle, mais en l’adaptant à une pratique en équipe et à une pratique décommercialisée. Le médecin des maisons médicales de l’UDMT connaît ses malades à son cabinet, mais aussi dans leur cadre de vie social, familial et professionnel. Il est authentiquement un médecin de famille dans la cité.

Son mode de rémunération lui facilite le dépassement d’une pratique médicale « en tranches » et lui permet de l’envisager toujours d’une façon globale.

La pratique en équipe permet un développement des connaissances et une réflexion en commun.

A cette structure, outil technique et scientifique, s’articule une structure humaine : la société mutualiste. Celle-ci existe sur la base de la localité, des quartiers, des entreprises. [Elle] permet d’établir entre les responsables des sociétés mutualistes, ou les mutualistes en général, un dialogue avec l’équipe soignante. L’échange entre les deux peut se développer sur un pied d’égalité, sans contrainte. Par là, l’équipe soignante peut faire une approche très concrète des conditions de vie et des conditions de travail.

La rencontre entre les deux structures se développe et actuellement s’élargit. Les médecins et les techniciens de l’équipe médicale peuvent donc trouver, facilement, sur le terrain, tous les éléments qui constituent l’environnement des individus bien-portants. Ceux-ci peuvent prendre conscience, connaître – à travers un dialogue très riche – l’effet de tous les facteurs d’environnement. A partir de cette connaissance, qui peut sans cesse se modifier, s’adapter, s’améliorer, il leur devient possible, avec les membres de l’équipe soignante, d’agir.

Dans le cadre actuel, il s’agit d’actions limitées et de projets. Demain, dans le cadre d’une authentique politique de santé, les conditions seront réunies pour une action cohérente et efficace sur tous les facteurs d’environnement, sur le cadre de vie.
La prévention sera alors partie intégrante de la pratique médicale et de la pratique sociale de l’UDMT.

[1] Alain LETOURMY, attaché de recherches au CNRS, chercheur au CEREBE. Il s’agit d’un extrait d’une communication faite par l’auteur à la journée d’étude du 24 novembre 1976 à la Société de démographie, économie et sociologie médicales.

Print Friendly