La démocratie est-elle une superstructure du capitalisme ? Un regard de Karl Polanyi sur le marxisme

Écrit par Jerome Maucourant

L’objectif de cet article de Jérôme Maucourant est de montrer comment Karl Polanyi élabore un marxisme à visage humaniste, promouvant une politique de contrôle de l’économie par la démocratie politique. Contrairement à la « sociologie pseudo-marxiste », il ne s’agit aucunement, pour Polanyi, de dénier à la démocratie tout rôle essentiel au motif qu’elle ne serait qu’une simple superstructure du capitalisme. Seule la démocratie politique est en mesure de mettre fin à la détermination des règles politiques par les firmes. Et d’éviter que les populations, mécontentes de la gestion de la crise socio-économique et écologique, ne se tournent finalement vers les solutions autoritaristes.


L’illusion d’une démocratie capitaliste dans les années 1930[1]

Pour Polanyi, le socialisme a pour tâche d’étendre les libertés individuelle et collective. En ce sens, la démocratie n’est pas une superstructure du capitalisme. Mais il précise que la démocratie se développe dans le cadre même du régime capitaliste et contradictoirement avec celui-ci (Polanyi, 1934b, p. 431). Lorsque la classe ouvrière investit le politique, son action contrecarre frontalement l’autorégulation économique de la société : « Les parlements (… ) affaiblissent, discréditent et désorganisent la machine économique du capitalisme, en essayant d’empêcher son mécanisme autorégulateur de relancer le cycle de production au prix d’une hécatombe de vies humaines » (Polanyi, 1934a, p. 427). Polanyi s’inscrit donc explicitement en faux contre la « sociologie pseudo-marxiste », qui dénie à la démocratie tout rôle essentiel. Pour penser les années 1930, il n’hésite pas, pour autant, à reprendre la problématisation marxiste pour affirmer que la contradiction nouvelle issue de l’écart entre l’avancée des forces productives et l’état des rapports sociaux débouche sur l’alternative : socialisme ou fascisme. Polanyi définit le fascisme comme une révolution politique abolissant la révolution authentique et impliquant un contrôle de l’économie en faveur des propriétaires [2]. Le fascisme est donc un hyper capitalisme instituant la condition même de l’homme aliéné comme un but essentiel. À l’inverse, il est possible d’interpréter la pensée de Marx comme une démarche consistant à produire une société fondée sur les relations entre personnes.

La lutte des classes n’est pas la réalité ultime

Toutefois, pour Polanyi, le caractère de classe du fascisme n’implique pas que la lutte des classes soit le moteur décisif de l’histoire. La capacité d’une classe sociale aspirant à l’hégémonie est son aptitude à assimiler l’intérêt de la société tout entière à son intérêt propre. Autrement dit, pour faire en sorte que la contradiction insoluble entre capitalisme et démocratie ne débouche pas sur l’issue fasciste, la classe ouvrière doit faire sien l’intérêt de la société dans son ensemble, et ne pas identifier son intérêt propre à celui de l’ensemble de la société.

C’est par un processus semblable que la bourgeoisie a pu avoir le rôle dirigeant qu’elle a conquis au cours du XVIIIe siècle. Dans la Grande Transformation, Polanyi (1944, pp. 204-205) critique l’illusion commune au « marxisme populaire » et aux libéraux, selon laquelle un certain nombre de transformations sociales sont effectivement dues à la lutte des classes. Il soutient pareillement que le défi décisif est un défi adressé « à la société dans son entier »[3] (Polanyi, 1944, p. 206) et que, de surcroît : « les mobiles des individus ne sont qu’exceptionnellement déterminés par la nécessité de satisfaire des besoins matériels ».
Une autre raison incite Polanyi à soutenir que « la lutte de classe, ou les intérêts de classe » ne sont pas des « réalités ultimes », idée qu’il attribue d’ailleurs à Marx lui-même (Polanyi, 1934b, p. 434-435). Dans la ligne d’un « socialisme éthique »[4], lequel insiste sur l’universalité des normes au-delà des pratiques de classe, Polanyi tente une lecture de Marx visant à concilier la tension problématique entre nécessité éthique et capacité politique. Il retient, à cet égard, que la philosophie de Marx est fondée sur la nature non-économique de l’homme (Polanyi, 1944, p. 204), comme en témoignent les Manuscrits de 1844. L’idée centrale de Polanyi est que les contre-mouvements consécutifs à l’extension des marchés autorégulateurs ont comme raison d’être la préservation de la société dans son ensemble[5]. Il rappelle que la loi des dix heures, saluée par Marx (p. 224), est l’œuvre de « réactionnaires éclairés », que les protectionnismes ne doivent pas nécessairement leur pérennité à des intérêts économiques établis (p. 205) et que l’abandon de l’étalon-or relève d’une simple volonté socialement validée de survie.

Conclusion

Polanyi est, par conséquent, hostile à la doctrine selon laquelle la stricte préservation de l’intérêt économique d’une classe sociale est à même d’assurer sa sauvegarde à long terme, car la lutte des classes doit tenir compte d’enjeux sociaux globaux, qu’ils soient culturels ou économiques. Sa conviction est que la crise du capitalisme libéral est le résultat, à la fin des années 1920, d’une contradiction entre les fonctions économique et politique de la société de marché, contradiction inscrite dans un système fondé sur l’indépendance institutionnelle de l’économie par rapport au politique. Toutefois, son époque est celle d’une conscience propre aux classes dominées, comme l’atteste l’existence de partis ouvriers. Ceux-ci permettent d’envisager la levée de cette contradiction entre économie et politique grâce une politique de contrôle de l’économie par la démocratie politique.

Or, aujourd’hui, le supercapitalisme[6] se traduit par une détermination des règles politiques sous l’empire des firmes. Le lobbying, la concurrence fiscale, les exigences des marchés financiers, l’eurolibéralisme, bref, tout ce qui caractérise l’actuel Capital mondialisé entrave l’autonomie du politique. La crise, parce qu’elle balaie le mythe de l’autorégulation marchande et celui de la bienveillance des classes dominantes, constitue peut-être une possibilité d’un retour à une authentique autonomie du politique. Mais, dans la béance qu’ouvre la crise, sans organisation politique cohérente contre l’empire du Capital, un tel scénario n’est pas le plus probable.

La démocratie politique peut en effet mériter que « les réalités ne la prennent pas en compte », si elle ne demeure qu’une « idée abstraite », ignorant avec hauteur « la réalité de la structure de classe » (Polanyi, 1927, cité par Maucourant, 2005, p. 19). L’entre-deux guerre montre, à cet égard, que les peuples peuvent préfèrent les fascismes de toutes sortes à une démocratie impuissante à promouvoir l’égale liberté de ses membres, voire parfois, incapable d’assurer la dignité de nombre de ses citoyens. Qui ne voit, aujourd’hui, que la crise socio-économique, conjuguée à la crise écologique, peut produire une demande d’autoritarisme émanant du cœur même des populations que des pouvoirs s’empresseront de satisfaire. Ce processus est déjà en marche. Le New Deal a néanmoins prouvé que les moments critiques des sociétés démocratiques n’engendrent pas nécessairement le pire. Rien n’est écrit…

Références

  • Caillé A., (2007) « Présentation », p. 7-31, Revue du MAUSS, 29, « Avec Karl Polanyi, contre toute la société du tout marchand ».
  • Kolakowski L., (1967) Histoire du marxisme, T2 – L’âge d’or – de Kautsky à Lénine, Fayard, 1987.
  • Maucourant J., Taquin V., « Lecture : sur R. Reich, Supercapitalisme. Le choc entre le système économique émergent et la démocratie », La Revue du M. A. U. S. S, n° 31, 1er sem. 2008, p. 563-575.
  • Maucourant J ., (2005) Avez-vous lu Polanyi ?, La dispute.
  • Polanyi K., (1934a) « Le fascisme et la terminologie marxiste », pp. 425-429, dans M. Cangiani & J. Maucourant eds., Essais de Karl Polanyi, 2008.
  • Polanyi K., (1934b) « Le marxisme redéfini », pp. 431-436, M. Cangiani & J. Maucourant eds., Essais de Karl Polanyi, 2008.
  • Polanyi K., (1944) La Grande Transformation, Gallimard.

Notes

[1] La présente contribution est issue d’un texte écrit en 1999. Sa réécriture doit beaucoup à la vigilance de Ouardia Derriche (Bruxelles) que je remercie vivement.

[2] Au sujet des membres de l’ « école de Mises » (qui va devenir plus tard le creuset de la pensée « néolibérale »), Polanyi précise : « (Ils) insistent vivement sur le fait que l’interférence de la démocratie représentative avec le système des prix fait irrémédiablement baisser le volume total des biens produits. On ferme les yeux sur le fascisme au nom de la sauvegarde de l’économie libérale » (Polanyi, 1935, p. 393).

[3] Polanyi (1944, p. 209-210) précise même, normalement, qu’ « une classe grossièrement égoïste ne peut se maintenir au pouvoir ».

[4] Typique de l’austromarxisme selon Kolakowski (1967, p. 290), qui note aussi (p. 283), à propos des membres de ce courant : « Leur défense du marxisme s’adressait à tous ceux qui se réclamaient d’une pensée rationnelle, et non pas seulement à ceux qui considéraient que sa justesse provenait de son point de vue de classe ». Un texte de Polanyi est même paru dans la revue mensuelle des austro-marxistes der Kampf, fondée en 1907.

[5] On peut en dire autant aujourd’hui des mouvements altermondialistes.

[6] Voir Maucourant ; Taquin (2008).

Crédit photo : Infrastructure, par Elycefelice.

Jérome Maucourant, économiste, est maître de conférences à l’université de Saint-Etienne et membre du laboratoire TRIANGLE (UMR CNRS, ENS-LSH/U, Lyon 2 et IEP de Lyon).

Nous remercions Respublica de nous autoriser à publier ce texte paru dans la lettre n°611 du 12 mars 2009.

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