Les entreprises sociales

Écrit par Laurent Gardin

Laurent Gardin propose ici une analyse historique et internationale du concept d’entreprise sociale, et expose les enjeux et les difficultés de sa diffusion en France.


Introduction[1]

Le concept d’entreprise sociale trouve ces racines, au tournant des années 80-90, dans des contextes différents : aux États-Unis avec l’apparition des social entrepreneurs et en Italie avec l’essor des coopératives sociales. Sous un même vocable, une certaine polysémie de l’entreprise sociale apparaît dans le paysage hexagonal où elle apparaît toutefois nettement moins présente que d’autres conceptualisations comme celles de « l’économie sociale », « l’économie solidaire », « l’économie sociale et solidaire », voire de « l’entreprise solidaire ». Partant d’une approche internationale, cette note essaie de faire le point sur la place de l’entreprise sociale en France, où elle n’a pas de reconnaissance juridique spécifique, si ce n’est à travers la société coopérative d’intérêt collectif qui représente une forme d’entreprise sociale. L’absence de définition, et par conséquent de reconnaissance juridique de l’entreprise sociale, peut s’expliquer par des raisons historiques remontant au dix-neuvième siècle, liées au mode d’institutionnalisation des organisations économiques et au cloisonnement entre organisations ayant une activité économique et organisations ayant une finalité sociale. Après avoir replacé la question de l’entreprise sociale au niveau historique, il faudra s’intéresser aux recherches internationales qui rendent compte des pratiques et aux différentes reconnaissances législatives dont elles font l’objet pour enfin éclairer la situation française.

1. Finalité sociale et activité économique, approche historique d’un cloisonnement

Sous l’Ancien Régime, l’entreprise industrielle et commerciale était soumise à une forte réglementation : les corporations groupent obligatoirement, dans chaque ville, les entreprises qui fabriquent ou vendent des produits de même nature. Le décret d’Allarde du 17 mars 1791 abolit les corporations en reconnaissant les conditions permettant à l’initiative individuelle de s’exprimer ; n’importe qui peut s’installer moyennant le simple paiement d’une patente. La fin des corporations pose la question de « l’économie à instituer » [Laville, 1992 b., p. 633-634]. La loi Le Chapelier du 17 juin 1791 confirme l’abolition des corporations et interdit toutes associations de membres d’un même métier, qu’ils soient patrons ou ouvriers. « La loi du 20 novembre 1795 autorise la formation de sociétés par actions, sans en préciser les modalités et le Code du commerce de 1807 définit trois types de sociétés » [ibid., p. 634]. Ces sociétés (société en nom collectif, société en commandite, société anonyme) sont toutes des regroupements de personnes.

L’interdiction des coalitions frappe plus les ouvriers que les patrons puisqu’un amendement exclut les Chambres de commerce du champ d’application de la loi : « Entre la liberté d’association et la liberté d’entreprendre, la seconde prévaut absolument » [Bardout, 1991, p. 70]. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 omet le droit d’association, seuls les clubs et associations politiques sont acceptés avec la liberté de réunion. Ce détour par la Révolution française est important car ces dispositions marqueront tout le XIXème siècle et ont des incidences encore aujourd’hui. L’article 291 du Code pénal de 1810 s’oppose à la liberté d’association : « Nulle association de plus de vingt personnes (…) ne pourra se former qu’avec l’agrément du Gouvernement et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société ».

Pourtant, les utopies concrètes, plus ou moins tolérées, émergeront durant cette première moitié du XIXème siècle. La révolution de 1848 sera une période de foisonnement associationniste. Les expériences développées ne se situent pas spécifiquement dans l’économique ou dans le social. Une association peut à la fois être entreprise de travaux et société de secours, une autre s’occuper à la fois du placement, du secours chômage et du maintien du salaire en cas de maladie… Des unions d’associations se créent. Les tailleurs de pierre du Rhône fondent, en septembre 1848, une association dont l’objet est de constituer : « 1° une caisse de solidarité pour venir en aide à titre de prêt aux autres associations dans le besoin, 2° ) une école de dessin linéaire, de modelage, de sculpture ». À Paris, Jeanne Deroin lance un projet d’union des associations ouvrières, « 104 associations adhèrent à son projet d’union. Le contrat d’union est enregistré conformément aux lois, le 22 novembre 1849. Le 29 mai 1850, Jeanne Deroin est accusée de conspiration et condamnée à la prison » [Bouché-Mullet, 1993, p. 26-27].

« La IIe République contribue à séparer les deux composantes, revendicative et assistancielle du mouvement social » [Dreyfus, 2001, p. 32]. Le coup d’État de 1851 confirmera les tendances étatiques et répressives, amorcées dès le lendemain des journées de juin 1848, pour éteindre ou contrôler ce mouvement. Les sociétés de secours mutuels seront certes reconnues dès 1849, puis en 1852, mais l’Empire ne leur octroie certains avantages qu’en échange d’un contrôle limitant leurs activités et allant même jusqu’à désigner leurs dirigeants, choisis localement parmi les notables. Si le mouvement associationniste est réprimé ou cantonné à certaines activités, très vite, en revanche, pour favoriser l’accumulation des capitaux, les libéraux pousseront à la constitution d’une structure juridique associant les capitaux et non plus les personnes apportant des capitaux. Ces pressions aboutiront à l’instauration de la loi de 1867 qui reconnaît le principe d’une « personnalité morale » distincte des personnes physiques l’ayant créée, et qui dispense de l’autorisation gouvernementale toutes créations de sociétés anonymes.

Ainsi, l’économie est instituée sur un modèle capitaliste où les propriétaires s’approprient les surplus et les travailleurs, salariés, vendent leur force de travail. L’État reconnaîtra, juridiquement, ensuite, les différentes composantes du mouvement associationniste mais de manière séparée, cassant d’une certaine manière la dynamique qui les unissait.

Sans qu’elles soient nommées dans la loi, les coopératives s’inscriront dans les catégories juridiques du droit commercial avec l’utilisation du titre III de la loi de 1867, « des sociétés à capital et personnel variable », titre qui ne sera utilisé que par elles. La mise en place d’une législation coopérative s’avérera difficile et se réalisera par l’élaboration de statuts individuels de 1894 à 1920 : Sociétés de crédit agricole en 1894, Sociétés d’habitations bon marché en 1906, Crédit immobilier en 1906 et 1908, Sociétés ouvrières de production et de crédit en 1916, Sociétés coopératives de consommation en 1917, Sociétés de cautions mutuelles et banques populaires en 1918… Pour les coopératives non financières, un statut général ne sera mis en place qu’après la Seconde Guerre mondiale avec la loi du 10 septembre 1947.

La loi du 21 mars 1884 abroge la loi Le Chapelier. Prévoyant la liberté de constitution des syndicats sans l’autorisation du gouvernement, elle limite leur objet à « l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles », et instaure le principe de libre adhésion. Cet aspect est important car si la loi Le Chapelier est abrogée, la non-obligation d’adhésion au syndicat empêche la restauration des corporations.

Concernant les mutuelles, si l’élection des présidents par l’assemblée générale des sociétaires fût accordée en 1870, ce n’est qu’avec la loi de 1898 que la mutualité trouva un cadre juridique rénové avec un élargissement de son champ d’action et la définition d’une Charte de la mutualité. Malgré un courant républicain favorable dès les débuts de la IIIe République, la liberté d’association à but non lucratif ne sera reconnue par une loi qu’en 1901.

À travers l’institution de ces différents statuts, les composantes du mouvement associationniste se définissent dans des cadres particuliers et cloisonnés, séparant les activités de secours et d’aide (mutuelle et association), les organisations de travail associé (coopérative) de celles relevant du revendicatif (syndicat). Ce cloisonnement, qui date de la répression étatique des lendemains des journées de juin 1848, sera renforcé par un divorce progressif et durable entre ces composantes au sein du mouvement ouvrier. « Les clivages ultérieurs ont d’ailleurs été d’autant plus marqués que ces composantes étaient issues de la même matrice et souhaitaient se différencier » [Le Duigou, 2001, p. 81]. Depuis les années 1970, l’expression « économie sociale » est réutilisée en France pour désigner, « les coopératives, les mutuelles et celles des associations, dont les activités de production les assimilent à ces organismes »[2]. Les initiatives actuelles autour de l’entreprise sociale visent aussi à dépasser ces cloisonnements en mariant à des niveaux divers objectifs sociaux, économiques et politiques.

2. L’émergence du concept d’entreprise sociale

Deux filiations marquent l’émergence de l’entreprise sociale, la première est d’origine anglo-saxonne, elle va émerger avec le terme de « social entrepreneur » qui va être diffusé au niveau international à travers des fondations et associations telle Ashoka qui « a pour objectif de contribuer à la structuration et au développement du secteur de l’Entrepreneuriat Social au niveau mondial. Son programme phare consiste à sélectionner et soutenir des Entrepreneurs Sociaux innovants afin de leur permettre de démultiplier leur impact sur la société. »[3] L’accent, on le voit, est mis sur l’innovation et sur l’entrepreneur. Toutefois, « dans le contexte américain, l’idée d’entreprise sociale est néanmoins restée fort large et souvent assez vague, désignant principalement des activités économiques marchandes mises au service d’un but social » [Defourny, 2004, p. 9]. L’autre filiation est latine et se manifeste avec la création de la revue Impresa sociale en Italie, au début des années 1990, par le Consortium national de coopératives sociales, CGM. Ici, le lien avec l’histoire de l’économie sociale est plus affirmé, tout comme la dimension collective des entreprises sociales.

Des recherches internationales ont tenté de définir le concept d’entreprise sociale. Deux recherches font référence par l’ampleur géographique des investigations menées et la prise en compte complémentaire des filiations différentes. Il s’agit, d’une part, du travail réalisé par l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE, 1998], qui porte sur l’ensemble du territoire couvert par son organisation internationale. D’autre part, le réseau Emergence of European Social Enterprises (Emes), qui réunit des chercheurs des 15 pays de la Communauté européenne mène des travaux importants, depuis 1996 et son premier programme de recherche éponyme, pour tenter de définir les caractéristiques sociales, économiques et politiques de ces organisations.
Les travaux de l’OCDE

Dans son rapport, l’OCDE propose une définition de l’entreprise sociale qui s’appuie sur de nombreux exemples étudiés[4] dans ses pays membres (Amérique du Nord, Europe, Japon, Australie, Mexique…) : « L’entreprise sociale fait référence à toute activité privée, d’intérêt général, organisée à partir d’une démarche entrepreneuriale et n’ayant pas comme raison principale la maximisation des profits mais la satisfaction de certains objectifs économiques et sociaux ainsi que la capacité de mettre en place par la production de biens ou de services des solutions innovantes aux problèmes d’exclusion et de chômage. »

Il faut dès à présent relever que cette définition ne fait pas référence à un troisième modèle économique telle l’économie sociale mais à « toute activité privée, d’intérêt général ». En outre, il n’est pas fait référence à un fonctionnement collectif de ces entreprises. Cette définition marque une prise en compte de l’approche anglo-saxone mais elle est toutefois complétée par un certain nombre de mots clefs qui prennent en compte la dimension démocratique de l’entreprise sociale : « formes juridiques variables selon les différent pays ; activités organisées selon une démarche entrepreneuriale ; profit réinvesti pour la réalisation des buts sociaux dans les activités de l’entreprise et non pour la rémunération du capital ; parties prenantes (stakeholders) plutôt que actionnaires (stockholders) ; participation et organisation démocratique de l’entreprise ; objectifs économiques et sociaux, innovation économique et sociale ; respect des règles du marché ; viabilité économique ; financement mixte, degré élevé d’autofinancement ; activités principales : insertion de publics en difficulté ; réponses aux besoins collectifs insatisfaits ; activités à haute intensité de main d’œuvre ».

Les travaux du réseau Emes

Les travaux de ce réseau européen ont fait l’objet de plusieurs publications sur l’entreprise sociale et ses réalités européennes[5] [Borzaga, Defourny, 2001 ; Nyssens, 2006]. En plus des critères que l’on trouvera en annexe, ils essaient de mettre en évidence une approche plus théorique de ce concept [Laville, Nyssens, 2001]. Pour eux, « le terme générique d’entreprise sociale ne manifeste (…) pas une rupture par rapport aux organisations d’économie sociale mais un infléchissement et un élargissement de leurs formes possibles. (…). L’entreprise sociale apparaît comme porteuse d’une logique à la croisée des chemins. Se différenciant de la logique d’une entreprise privée traditionnelle dans la mesure où le pouvoir ne se base pas sur la détention du capital, elle développe cependant des échanges marchands. Par son autonomie, l’entreprise sociale se distingue également d’une entreprise publique bien que bénéficiant, le plus souvent, de subventions. »

Ces travaux se penchent ensuite sur l’organisation socio-économique de ces entreprises sociales à partir de trois pôles, en tentant d’affiner ces caractéristiques sur deux aspects : « la propriété et l’organisation des facteurs de production au sein de l’entreprise d’une part ; la distribution des biens et services c’est-à-dire les types de relations économiques d’autre part. »

Ils soulignent que les entreprises sociales appartiennent à des parties prenantes autres que les investisseurs. Ces parties prenantes ne sont pas seulement les travailleurs, mais peuvent être aussi les consommateurs ou les fournisseurs. En outre, « certaines analyses qui reposent sur le concept de  » multiple stakeholders enterprises  » ont mis en évidence la possibilité d’une hétérogénéité au sein même du groupe propriétaire de l’entreprise [Borzaga, Mittone, 1997 ; Pestoff, 1998]. Par exemple dans les coopératives sociales italiennes sont propriétaires à la fois des usagers, des bénévoles et des travailleurs salariés. »

Ensuite, il apparaît que l’entreprise sociale a une finalité de service à la collectivité, que ce soit à travers les externalités positives qu’elle produit et/ou l’accès équitable au service qu’elle développe. L’utilité collective produite par ces organisations justifie alors la nature de leur propriétaire et le développement des entreprises à parties prenantes multiples (« multistakeholder »).

Toujours par rapport aux facteurs de production et aux objectifs de l’entreprise, le concept de capital social [Harris, de Renzio, 1997] défini par Coleman pour le développement des personnes et développé par Putnam sur le plan du fonctionnement des organisations comme « les caractéristiques des organisations sociales tels les réseaux, les normes et la confiance qui facilitent la coordination et la coopération en vue du bénéfice mutuel », est mis en avant comme une des caractéristiques originales et importantes de ces entreprises. Reprenant les apports d’Habermas [1992], le capital social apparaît alors comme un facteur de démocratisation à travers la constitution d’espaces publics locaux de débats et de confrontations sur la constitution d’activités et les externalités qu’elles produisent.

Par rapport aux relations économiques, les auteurs, s’inscrivant dans une perspective polanyienne, soulignent l’importance d’une « approche substantive de l’économie qui propose une conception extensive de l’économie où sont qualifiées d’économiques toutes les actions dérivées de la dépendance de l’homme vis-à-vis de la nature et de ses semblables » [Laville, M. Nyssens, 2001]. Les pratiques montrent que les trois pôles économiques identifiés dans l’introduction (marché, redistribution, réciprocité) peuvent être mobilisés par l’entreprise sociale.

Partant de cette approche plurielle de l’économie, ces travaux rappellent combien les entreprises sociales se consolident à partir d’une hybridation des différents registres économiques. Toutefois, les risques d’isomorphisme institutionnel[6] existent et les auteurs soulignent l’importance des mécanismes de régulations interne et externe qui d’une part permettent de développer un capital social prenant corps notamment par l’implication de bénévoles dans ces entreprises et d’autre part de construire des espaces de négociations avec les pouvoirs publics. La dimension politique des entreprises sociales est ainsi soulignée.

3. Une reconnaissance législative en Europe

La définition du concept de « l’entreprise sociale » ne s’appuie pas uniquement sur un recensement d’initiatives à travers différents pays ou sur des travaux de chercheurs. Ces pratiques trouvent aussi une reconnaissance en terme législatif. Les coopératives sociales italiennes ont un cadre législatif depuis 1991, et, en 1995, la Belgique a mis en place le statut des sociétés à finalité sociale. Même si nous ne les abordons pas ici, il faudrait aussi signaler depuis 2002, la politique du Royaume-Uni en faveur de l’entreprise sociale avec le gouvernement de T. Blair qui a lancé une « Coalition pour l’entreprise sociale » (Coalition for Social Enterprise) et créé une « Cellule entreprise sociale » (Social Enterprise Unit) pour améliorer la connaissance des entreprises sociales et surtout promouvoir leur développement[7]. Au Portugal, en Grèce, en Espagne, de nouvelles formes coopératives se sont aussi développées en s’inscrivant dans une dynamique d’entreprise sociale [Defourny, Nyssens, 2008] ; c’est le cas aussi de la France, sur lequel nous reviendrons dans la dernière partie.

Les coopératives sociales italiennes[8]

Les coopératives sociales appartiennent au mouvement coopératif italien [Collectif, 1994]. L’une des premières coopératives de solidarité sociale fut lancée en 1966 pour apporter un service à des enfants orphelins. Ce n’est que dix ans plus tard, cependant, que la coopérative en tant qu’entité légale commença à s’élargir et à se renforcer. En fait, jusqu’en 1976, il n’y eut qu’une dizaine de ces coopératives en Italie. Leur nombre commença à augmenter durant les années qui suivirent, lentement jusqu’en 1980 puis de plus en plus rapidement. En 1996, on compte environ 3 000 coopératives regroupant 75 000 travailleurs, environ 120 000 membres, environ 11 000 bénévoles, environ 400 000 usagers, 10 000 personnes défavorisées. En 2005, elles sont au nombre de 7 300 et emploient 244 000 travailleurs.

Leur développement s’est effectué dans une optique économique afin de sortir de la logique de l’économie caritative tout en cherchant à créer de véritables emplois. La construction de l’activité a misé sur des petites structures en capacité de répondre aux besoins des usagers. L’action bénévole, nécessaire mais limitée, a trouvé un nouveau souffle quand elle a fait jonction avec un mouvement coopératif en quête de nouveaux axes de développement en matière de création d’emplois et de réponse aux demandes sociales. La coopérative sociale peut être définie comme une coopérative qui, constituée librement par un groupe de citoyens sensibilisés par des besoins sociaux particuliers, cherche à fournir les services nécessaires pour répondre à ces besoins, et cela grâce à l’organisation des ressources humaines (travail volontaire et rémunéré) et matérielles (avec des financements privés et publics).

L’objectif de la coopérative est de répondre à des besoins au sein de la communauté et, ce faisant, elle devient un instrument grâce auquel certaines personnes consolident leur sens des responsabilités. La coopérative de solidarité sociale se fixe deux objectifs supplémentaires qui la distinguent des associations et des organismes publics : elle cherche, en même temps, à être une entreprise et à maintenir une démocratie interne. L’ampleur des problèmes d’emploi, le chômage des jeunes obligent le mouvement coopératif à mieux utiliser ses ressources humaines et financières dans le but d’apporter sa contribution à la définition de nouveaux emplois. Le développement des services, les nouvelles professionnalités, le décalage accru entre les intérêts des producteurs et des consommateurs conduisent parallèlement la coopération à la recherche de nouvelles organisations plus en phase avec des modèles culturels évolutifs.

Avec les coopératives de solidarité sociale s’est réalisé un mixte entre l’approche caritative et la tradition d’aide mutuelle engendrant de nouvelles formes d’action sociale. Les sensibilités représentées sont venues s’articuler avec le mouvement coopératif italien. De ce fait, les coopératives de solidarité sociale bénéficient des habitudes de partenariat local déjà en place autour des coopératives existantes. Depuis 1981, les coopératives de solidarité sociale réclamaient une loi nationale réglementant le champ de la solidarité, le statut coopératif n’étant pas adapté aux particularités de ce genre de coopératives. En effet, les coopératives de travail sont en principe destinées à conférer la propriété de l’outil de production à leurs travailleurs. Or les coopératives de solidarité sociale mobilisent une base sociale plus large et hétérogène. L’apport de la loi de 1991, qui a été débattue durant presque une décennie avant d’être votée, est de reconnaître la finalité de solidarité propre à ces entreprises. Ce n’est pas la maximisation des intérêts de ses associés qui est recherchée mais « l’intérêt général de la communauté pour la promotion humaine et l’intégration sociale des citoyens » [Loi du 8 novembre 1991]. Les bénéficiaires de l’activité sont avant tout les associés de la communauté locale, ses habitants et plus particulièrement ceux en difficulté. Cette loi instaure ainsi le principe, auparavant réservé aux associations, d’une solidarité tournée vers son environnement social et institutionnalise ainsi un retour aux fondements du mouvement coopératif qui s’en était éloigné pour poursuivre des objectifs principalement économiques et financiers.

La loi permet dans cet objectif l’inscription statutaire de « membres volontaires qui ont une action bénévole » [Loi du 8 novembre 1991]. Leur nombre ne doit toutefois pas être supérieur à la moitié du nombre total des associés qui sont donc majoritairement les salariés de la coopérative. L’organisation des entreprises entre salariés et volontaires trouve ainsi un cadre juridique inexistant en France. Le mouvement des coopératives sociales et la loi qui vise à les soutenir distinguent deux types de coopératives de solidarité sociale.

Leur objectif se réalise  » à travers : a) la gestion des services socio-sanitaires et éducatifs ; b) le déroulement de diverses activités (agricoles, industrielles, commerciales ou de services) ayant pour but l’insertion dans le monde du travail de personnes défavorisées.  » [Loi du 8 novembre 1991] Les coopératives dites de type A gèrent des centres sociaux, des centres d’hébergements, des services d’aide à domicile, d’aide aux personnes âgées… Les coopératives dites de type B, appelées coopératives de solidarité sociale pour l’insertion par le travail, ont une double production qui les rapproche de la définition que l’on donne en France aux structures d’insertion par l’activité économique. Elles réalisent à la fois une production sociale, en favorisant l’intégration de personnes défavorisées sur le marché du travail, et une production économique par leur activité agricole, industrielle, artisanale ou de services.

La loi prévoit que l’État italien peut déroger aux normes relatives aux marchés publics en faveur des coopératives sociales. Les coopératives de type B sont des instruments économiques, basés sur une démarche d’entreprise, mais qui s’obligent à intégrer dans leurs propres forces de production des personnes désavantagées. C’est ce qui justifie la dérogation dans l’accès aux marchés publics. D’un côté, cette dérogation permet une certaine consolidation économique mais d’un autre, elle peut créer une dépendance au secteur public, et en particulier aux collectivités locales. Cette loi a permis de redéfinir et d’organiser ces nouvelles structures s’appuyant sur le public, le marché et les contributions volontaires. Elle a surtout contraint l’Etat à réinterpréter son rôle face à ces nouvelles initiatives. Si l’on peut être tenté de parler d’un désengagement de l’Etat, il faut reconnaître qu’en Italie, la construction de l’Etat social n’a été qu’entamée et a ainsi laissé une place importante aux coopératives sociales.

En 2005, une loi sur l’entreprise sociale [Loi 118 de 2005] est venue élargir le champ des entreprises sociales en ne le limitant plus aux seules structures ayant le statut de coopératives sociales.

La société à finalité sociale belge

Le développement d’Associations sans but lucratif (ASBL) ayant des activités commerciales a amené le législateur belge à introduire le statut de Société à finalité sociale (SFS). En effet, « la forme d’ASBL s’accorde bien avec l’absence de recherche de lucre, mais ne permet pas, normalement, d’exercer des activités commerciales à titre principal » [Delespesse, 1999 : 3] et les sociétés commerciales vouées à l’enrichissement des associés ne permettent pas de répondre aux objectifs de non lucrativité des entreprises sociales.

Une réforme apparaissait donc urgente et c’est avec précipitation, à la fin d’une législature, que le Parlement a mis en place la SFS. Cette réforme faisait toutefois écho à différentes propositions provenant de parlementaires et d’entreprises sociales même si ces projets n’ont pas été entièrement repris.

L’intérêt majeur de la SFS réside dans la possibilité pour une société commerciale de poursuivre un but non lucratif, une finalité sociale. Ce n’est pas une nouvelle forme de société commerciale mais un statut complémentaire accessible à toutes les sociétés commerciales. Toutefois ce statut transversal s’adapte particulièrement bien à la forme coopérative. Neuf conditions sont à intégrer dans les statuts de la société commerciale pour qu’elles soient société à finalité sociale, elles peuvent être regroupées en trois pôles [Loi du 8 novembre 1991 : 23].

  1. Le but lucratif est inexistant ou limité. Les associés recherchent seulement un bénéfice patrimonial limité, fixé par le Conseil national de la coopération, il est en 1999 de 6 %. Les statuts doivent prévoir qu’après l’apurement de tout le passif et le remboursement de leur mise aux associés, le surplus de liquidation recevra une affectation qui se rapproche le plus possible du but social de la société.
  2. La finalité sociale. Les statuts doivent préciser le ou les buts sociaux poursuivis (en mentionnant que le but principal n’est pas de procurer aux associés un bénéfice) et mentionner la politique d’affectation des profits éventuels et de constitution des réserves. Un rapport spécial doit justifier chaque année le respect du ou des buts sociaux.
  3. L’accès des travailleurs au capital. Chaque membre peut acquérir la qualité d’associé (au plus tard un an après son engagement et s’il jouit de la capacité civile). Au niveau de la démocratie interne, la puissance votale des associés est limitée à 1/10ème des voix attachées aux parts ou actions représentées et à 1/20ème quand des travailleurs participent au capital.

Ainsi la SFS répond à des enjeux tels que la possibilité d’exercice d’une activité commerciale avec une finalité sociale ou la démocratie interne… mais elle présente des limites importantes. Ainsi, lorsque l’on demande à des experts belges si la SFS est la traduction juridique du concept d’entreprise sociale, ils répondent par la négative.

Pour eux, « si le législateur a voulu offrir un costume juridique aux entreprises qui, tout en ayant une activité commerciale principale, ont un but non lucratif, ce vêtement n’épouse pas les contours de l’entreprise sociale. Il est trop large par endroit comme lorsque l’absence de définition légale des finalités sociales permet la constitution d’une SFS qui a pour but de promouvoir la pratique du golf. Il est trop étriqué lorsqu’il n’admet pas que le but de la société soit la réduction de la dépense de ses membres (coopératives de consommateurs) ou tout service aux membres (…). De plus, il ne concerne pas les entreprises sociales qui n’ont pas à titre principal des activités commerciales, ces entreprises sont en effet des ASBL.

Par ailleurs, (…) il ne permet pas aux entreprises l’ayant adopté de combiner un autofinancement par le marché et des aides publiques venant compenser le service rendu à la collectivité. En effet, aucun avantage venant compenser la finalité sociale de l’entreprise n’est prévu par le texte instituant ce nouveau statut. Par la suite, quelques avantages lui ont été octroyés, mais nombre d’aides publiques traduisant un service offert à la collectivité restent réservées aux ASBL. Le statut de sociétés à finalité sociale ne permet dès lors pas d’articuler les pôles marchand et non marchand de l’économie. Le troisième pôle, le non monétaire est lui totalement ignoré par la loi alors que la combinaison des trois est une condition nécessaire à la consolidation de l’entreprise sociale » [Navez, Demarche, Demonty, 1999].

Une réflexion juridique européenne

Le réseau européen Digestus [Caffagi, 2000] a mené une recherche juridique sur l’entreprise sociale en vue d’une nouvelle législation pour les entreprises sociales en Europe. Ce travail permet de traduire juridiquement les principales caractéristiques de l’entreprise sociale. Quatre points apparaissent comme une base commune aux pays participants. 1) La limitation voire l’interdiction de distribution des profits. Les motivations de cette contrainte sont liées au caractère social de l’entreprise et aux particularités des biens et services produits par l’entreprise. 2) La démocratie ou la participation. Les entreprises sociales sont des organisations gérées démocratiquement, qui assurent la participation effective des membres, travailleurs, volontaires et bénéficiaires à la formation des politiques entrepreneuriales. Ces participations multiples interrogent le principe « une personne, une voix » quand les parties prenantes sont quantitativement déséquilibrées[9]. En outre les conditions d’exercice de cette démocratie doivent être approfondies. 3) Les externalités collectives positives. Les entreprises sont sociales lorsque, à travers leur activité, elles entraînent des avantages à la collectivité à la différence des entreprises capitalistes non orientées vers la production de bénéfice social mais vers celle de profit individuel. 4) La protection des bénéficiaires. Ceux-ci ne doivent pas être approchés uniquement comme de simples consommateurs du service mais sont à intégrer dans la direction de l’organisation. Le problème se pose alors de leur absence de participation aux organes dirigeants de l’entreprise et de la nécessité alors que leurs intérêts puissent être défendus soit au sein de l’entreprise soit par la collectivité.

4. L’entreprise sociale en France

L’introduction du concept d’entreprise sociale en France est récente. Elle a été notamment marquée par le rapport commandé au député européen vert Alain Lipietz par la socialiste Martine Aubry, Ministre de l’emploi et de la solidarité, en 1999, sur l’opportunité d’un statut d’entreprise à finalité sociale. Les entreprises sociales peuvent se reconnaître dans le mouvement de l’économie solidaire comme dans une extension de ceux de la coopération et de l’économie sociale. Elles sont aussi parfois confondues avec le concept beaucoup plus diffusé de responsabilité sociale des entreprises de l’économie classique. Dans ce contexte, le vocable « entreprise sociale », bien que de plus en plus utilisé, reste moins répandu que les deux autres concepts essayant de traduire la réalité de ces initiatives : l’économie sociale et l’économie solidaire. Il faudra préciser au préalable les définitions de ces deux approches. Puis, nous verrons comment le législateur a été amené à donner une reconnaissance juridique aux entreprises sociales à travers les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) qui s’inspirent fortement du modèle des coopératives sociales italiennes. Enfin, il sera abordé la manière dont l’entreprise sociale se concrétise à l’heure actuelle en France en précisant les enjeux qui se posent pour son développement.
L’économie sociale et l’économie solidaire

Le concept d’« économie sociale » date du début du xixème siècle et a connu son heure de gloire, symbolisée par la participation de plus de 4 500 exposants au Palais de l’Économie sociale, lors de l’Exposition universelle de 1900, mais « il faudra attendre les années 70, puis l’impulsion politique déterminante du pouvoir socialiste, pour que l’économie sociale rencontre une véritable reconnaissance institutionnelle, désignant un groupe d’organisations qui tendent à se reconnaître et à se faire reconnaître des pouvoirs publics comme constituant un secteur économique spécifique » [Bidet, 1997, p. 40]. En 1980, le Comité national de liaison des activités mutualistes coopératives et associatives (CNLAMCA) édicte une charte reprise par le Conseil des entreprises, employeurs, et groupements de l’économie sociale (CEGES) qui lui a succédé. Ce dernier désigne l’économie sociale à partir des groupements de personnes (et non de capitaux) jouant un rôle économique. La reconnaissance institutionnelle de l’économie sociale se base sur l’adoption de statuts juridiques respectant plusieurs principes : liberté d’adhésion, non-lucrativité individuelle (excédents non redistribués par rémunération du capital apporté), indépendance à l’égard des pouvoirs publics, gestion démocratique selon le principe « une personne, une voix ». C’est l’alliance de trois familles : mutuelles, coopératives, associations gestionnaires qui vit sous le concept « économie sociale », reconnue officiellement par décret en 1981. Cette définition se fonde donc sur des bases juridique et institutionnelle fortes. Ce qui fait écrire à Alain Lipietz « l’économie sociale se définit par, comment, sous quel statut, et sous quelles normes d’organisation interne on le fait » [2001, p. 56].

Le concept d’économie solidaire est apparu dans les années 1970 mais peut être appréhendé comme un retour aux sources des valeurs de l’économie sociale, notamment par la prise en compte de la dimension politique des initiatives. Face à une diversité de pratiques, Eme et Laville [2006, p. 302] ont tenté de donner une définition de l’économie solidaire : « Composante spécifique de l’économie aux côtés des sphères publique et marchande, l’économie solidaire peut être définie comme l’ensemble des activités économiques soumis à la volonté d’un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens. Cette perspective a pour caractéristique d’aborder ces activités, non par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste,…), mais par leur double dimension, économique et politique, qui leur confèrent leur originalité. » Pour Lipietz et Lorthiois, on passe du « comment » au « pourquoi » ; l’économie solidaire se définit par « au nom de quoi on le fait : le sens prêté à l’activité économique, sa logique, le système de valeurs de ses acteurs ». L’économie solidaire serait donc animée d’un esprit de contestation, d’une aspiration au changement qu’aurait perdu l’économie sociale « profondément impliquée voire instrumentalisée dans la mise en place de l’Etat providence après 1945 » [Lipietz, 2001, p. 47-56].

La naissance de la Société coopérative d’intérêt collectif

Au milieu des années 1990, la Confédération générale des Sociétés coopératives de production a entrepris un travail d’expérimentation et de lobbying pour créer un nouveau statut de coopérative : la Société coopérative d’intérêt collectif. La Société coopérative d’intérêt collectif se trouve au croisement des problématiques de l’économie sociale et de l’économie solidaire. Elle associe de multiples parties prenantes et a une finalité d’utilité sociale tout en ayant une activité commerciale.

Avant la constitution de la SCIC, les limites juridiques les plus souvent soulignées tenaient notamment à l’absence de direction conjointe possible entre usagers, salariés et bénévoles, et à l’impossibilité d’associer bénévoles et apporteurs de capitaux. Alors que les différents types de coopératives sont dirigés par une seule catégorie d’acteurs (travailleurs pour les coopératives de production, consommateurs pour celles de consommation…), le statut SCIC permet d’avoir une administration par de « multistakeholders », grâce à la réforme de la loi de 1947. La circulaire du 18 avril 2002 permet que différents types d’acteurs soient associés dans les SCIC : « Les salariés de la coopérative ; les personnes bénéficiant habituellement à titre gratuit ou onéreux des activités de la coopérative ; toute personne physique souhaitant participer bénévolement à son activité ; des collectivités publiques et leurs groupements ; toute personne physique ou morale qui contribue par tout autre moyen à l’activité de la coopérative ». La SCIC doit comprendre, parmi son sociétariat, au moins trois de ces catégories d’associés parmi lesquelles, obligatoirement, ses salariés et les personnes bénéficiant habituellement, à titre onéreux ou gratuit, de ses activités. Ces différents types d’associés peuvent être répartis en collèges avec un nombre de voix qui n’est pas forcément égal au nombre d’associés. Toutefois, un collège ne peut avoir plus de 50 % ni moins de 10 % des droits de vote. C’est une différence importante avec les coopératives sociales italiennes où les travailleurs sont majoritaires. Par ailleurs, comme les sociétés coopératives de production, les SCIC sont constituées sous forme de sociétés anonymes ou de sociétés à responsabilité limitée à capital variable et évoluent dans l’économie marchande Mais, et c’est là une innovation majeure, leur objet est « la production et la fourniture de biens et de services qui présentent un caractère d’utilité sociale ». Pour apprécier le caractère d’utilité sociale du projet, l’Etat tient compte notamment de la contribution de celui-ci : à la réponse à des besoins émergents ou non satisfaits ; à l’insertion sociale et professionnelle ; au développement de la cohésion sociale ; à l’accessibilité aux biens et aux services.

A la différence des coopératives sociales italiennes qui ont été reconnues légalement après des décennies de pratiques, en France, la loi a précédé les pratiques des SCIC et a été voté après une phase expérimentale de quelques années. En 2008, une centaine de SCIC sont agréées. Comparé au mouvement des coopératives sociales italiennes, ce chiffre apparaît faible. Les limites à la diffusion de ce modèle d’entreprise sociale en France sont de plusieurs ordres. La difficulté à maîtriser les conditions de sa mise en œuvre, comme la disparition du secrétariat d’État à l’économie solidaire et la diminution des crédits destinés à l’expérimentation de ce statut, explique le faible engagement des acteurs dans son utilisation. Les difficultés posées pour l’obtention de financements publics par des initiatives réalisant des biens et services présentant « un caractère d’utilité sociale », tout en ayant un statut commercial, sont certainement un autre des freins posés au développement des SCIC ; celles-ci ont des difficultés à accéder à certains dispositifs réservés aux associations. Enfin, l’activité des SCIC se situe en partie dans des champs couverts par le domaine associatif et dans lesquels les acteurs n’ont pas la tradition de fonctionner avec des structures ayant un statut commercial.
La diffusion du concept d’entreprise sociale

Cependant, le concept d’entreprise sociale ne se limite pas aux SCIC et les initiatives pouvant se reconnaître dans l’entreprise sociale sont multiples ; pour son rapport, Alain Lipietz a interrogé des représentants de régies de quartier, d’entreprises d’insertion, d’entreprises de travail adapté, d’associations intermédiaires, d’associations d’aide à domicile, de centres d’hébergement et de réadaptation sociale, de systèmes d’échanges locaux, de coopératives, de mutuelles ; et l’on pourrait encore ajouter à cette liste les services de proximité, les crèches parentales, les associations de tourisme… et la liste n’est certainement pas close.

Au-delà de la reconnaissance statutaire des SCIC, le concept d’entreprise sociale tend à se diffuser en France sous des vocables proches avec les notions d’ « entrepreneuriat social » et d’ « entrepreneur social ». Dans certaines de ces approches, comme celle diffusée par Ashoka, l’accent est mis sur le créateur et le dirigeant de l’entreprise. Des partenariats sont noués avec des écoles de commerce formant ces entrepreneurs sociaux. Contrairement aux SCIC, qui s’inspirent plus du modèle italien, l’approche fondée sur « l’entrepreneur social » et « l’entrepreneuriat social » met moins en avant la dimension collective et démocratique des entreprises sociales (et plus largement de l’économie sociale et de l’économie solidaire).

L’Agence de valorisation des initiatives socioéconomiques (Avise) joue un rôle central dans l’animation, l’outillage et la valorisation du Collectif pour le développement de l’entrepreneuriat social (Codés). Ce collectif qui vient de publier un livre blanc [Codès, 2009] met l’accent sur l’entrepreneur social mais se réfère plus explicitement aux principes de l’économie sociale et de l’économie solidaire ; il décrit « ainsi les entreprises sociales comme des initiatives citoyennes combinant, dans des proportions variables, trois dimensions : un projet économique, une finalité sociale et une gouvernance participative » [Codès, 2007, p. 3]. Cette approche, qui se veut pragmatique, créerait avec l’entreprise sociale un continuum entre économie sociale et économie solidaire. De fait, le Codés se réfère explicitement aux travaux du réseau Emes pour qui « les entreprises sociales peuvent être définies comme des « organisations ayant un objectif explicite de service à la communauté, initiées par un groupe de citoyens et au sein desquelles l’intérêt matériel des investisseurs est soumis à des limites. Elles accordent une grande importance à leur indépendance et à la prise d’un risque économique lié à une activité socioéconomique continue. » Cependant, on l’a vu, le concept d’entreprise sociale défini par le réseau de recherche Emes n’est pas focalisé sur le rôle de l’entrepreneur social ; il met en avant la recherche d’une participation démocratique de multiples parties prenantes, et notamment les premiers concernés par l’activité : usagers, bénévoles, travailleurs, dans la direction des initiatives.

Les entreprises solidaires et les initiatives solidaires

Pour être complet dans cet aperçu du paysage français, il convient de signaler aussi la reconnaissance législative des entreprises solidaires directement liée à la loi Fabius de 2001, qui a donné une base légale à l’épargne salariale solidaire. Afin de bénéficier de ces apports financiers, les entreprises solidaires doivent faire une demande d’agrément auprès de l’Etat suivant des dispositions édictées dans le Code du travail. Selon l’article L. 443-3 du code du travail, sont considérées comme entreprises solidaires, les entreprises dont les titres de capital, s’ils existent, ne sont pas admis aux négociations sur un marché réglementé et qui :

a) quel que soit leur statut juridique, emploient des salariés dont un tiers au moins a été recruté dans le cadre du dispositif emplois jeunes, ou parmi des personnes pouvant intégrer les structures d’insertion par l’activité économique, ou encore de personnes aux handicaps graves relevant soit d’un atelier protégé, soit d’un centre d’aide par le travail ; « dans le cas d’une entreprise individuelle, les conditions précitées s’appliquent à la personne de l’entrepreneur individuel » ;

b) Ou bien sont constituées sous forme d’associations, de coopératives, de mutuelles, d’institutions de prévoyance ou de sociétés dont les dirigeants sont élus directement ou indirectement par les salariés, les adhérents ou les sociétaires, à condition que l’ensemble des sommes perçues de l’entreprise par l’un de ceux-ci n’excède pas un certain plafond fixé entre quatre et sept fois le Smic selon la taille de l’entreprise.

C’est une opportunité importante de financement en fonds propres et quasi-fonds propres à même de financer le développement des entreprises solidaires. France Active à travers sa filiale Société d’investissement France Active (Sifa) joue un rôle majeur dans le financement de l’économie solidaire grâce à l’épargne salariale solidaire. Les secteurs investis sont ceux de l’insertion par l’économique, du travail adapté, de l’aide à domicile, des « nouveaux services », et des initiatives solidaires [Lecuyer, 2009, p. 10-11]. En termes de parole publique, c’est à partir de ce réseau qu’a été initié le Manifeste pour l’économie solidaire en 2006 (www.sinvestir.org).

Les pratiques d’entreprise sociale concernent nombre d’entreprises solidaires et d’initiatives solidaires qui pourtant ne se réfèrent pas à cette terminologie. À l’instar de la différenciation faite en Italie au sein des coopératives sociales, on peut distinguer en France : les entreprises sociales d’insertion par l’économique et les entreprises sociales produisant des biens et services ayant une utilité sociale ou collective.

Les entreprises sociales d’insertion ont été progressivement reconnues en France depuis le milieu des années 80. Malgré des fonctionnements et des réseaux différents, l’appellation « structure d’insertion par l’activité économique » est apparue et tente d’unifier sous une même appellation des pratiques diverses. Les entreprises sociales, finalisées à la production de biens et de services d’intérêt collectif, présentent un ensemble beaucoup plus vaste. Il faut distinguer les services individuels ayant une utilité quasi-collective, et qui réalisent le plus souvent des activités à fort contenu relationnel (l’aide à domicile aux personnes dépendantes, la garde d’enfants, la culture, le sport…), des services collectifs (l’environnement, la revalorisation des espaces publics urbains, une partie des activités culturels et de loisirs,…). Pour les services individuels ayant une utilité quasi-collective, certaines reconnaissances juridiques spécifiques existent, mais ils se trouvent de plus en plus, comme les services à la personne, en concurrence avec des entreprises commerciales qui s’intéressent moins à la question de l’accessibilité des services au plus grand nombre et ont une utilité sociale moins affirmée… Pour les services collectifs, quand ils sont innovants, la reconnaissance de leur utilité sociale s’avère difficile, et le plus souvent limitée à leur contribution à la création d’emplois. Ces initiatives solidaires ont aussi comme spécificité de s’appuyer sur un fonctionnement socio-économique mobilisant des ressources provenant : du marché à travers la vente de biens et de services ; de la redistribution à travers l’appui des pouvoirs publics ; de la réciprocité à travers l’appui de réseaux de solidarité et la mobilisation de différentes parties prenantes motivées par la finalité sociale de ces entreprises [Gardin, 2006].

Au final, l’entreprise sociale transcende le découpage entre la réalisation d’activité économique (conçue comme devant être réalisée par le secteur à but lucratif) et la finalité sociale de l’entreprise sociale (qui tranche avec celle lucrative des organismes sensés réaliser une activité économique). Toutefois, l’entreprise sociale a, comme concept, encore des difficultés à se diffuser aujourd’hui en France.

En termes de pratiques, nombres d’expériences peuvent se retrouver dans les définitions précédemment données. Mais elles souffrent d’une difficile légitimation qui les dépasse, et qui concerne l’ensemble de l’économie sociale et solidaire. Les problèmes actuels de reconnaissance du secteur de l’économie sociale et solidaire sont incontestablement liés au cloisonnement entre « l’économique », « le social » et « le politique », et à ses effets au regard de la fiscalité, des questions de concurrence, de la possibilité d’avoir des capitaux, de recourir à des financements publics…. En 2000, afin de répondre à la demande qui lui était faite d’étudier l’opportunité d’un nouveau statut d’entreprise à vocation sociale, deux stratégies étaient envisageables pour Alain Lipietz : « 1) créer la bonne structure ; 2) améliorer ce qui existe de façon à créer une continuité de statuts et de singularités fiscales » au sein d’un vaste ensemble du « Tiers Secteur d’économie sociale et solidaire » [Lipietz A, 2001]. Dans son rapport final, c’est cette seconde voie qui est confortée par la formulation de proposition pour une loi-cadre de l’économie sociale et solidaire.

En s’appuyant sur la loi des coopératives 1947, et en créant les SCIC, le Parlement a légiféré pour une nouvelle forme de coopérative répondant à certains des enjeux de l’entreprise sociale. Toutefois, il n’a pas véritablement travaillé depuis, ni à l’amélioration de l’existant ni à la reconnaissance de l’utilité sociale apportée par les organisations de l’économie sociale et solidaire. La voie proposée par Lipietz aux pouvoirs publics est certainement à explorer, pour que les acteurs de l’entreprise sociale et de l’entreprise solidaire, de l’économie solidaire puissent, sans ignorer leurs différences, construire des synergies permettant de se renforcer et de se développer tant au niveau économique, social que politique.

Annexe – Une définition de l’entreprise sociale par le réseau Emes

Une des premières étapes de la démarche a été de repérer à partir de critères communs les réalités susceptibles d’être appelées « entreprises sociales » dans chacun des quinze pays. C’est pourquoi une première définition a été construite en guise de base de travail. Les éléments retenus pour celle-ci ne prétendaient pas cerner toute la réalité des entreprises sociales, mais à l’expérience, ce cadre conceptuel initial s’est révélé assez robuste et fiable.

a) Une activité continue de production de biens et / ou de services

Les entreprises sociales, à l’inverse des organisations non-profit traditionnelles, n’ont normalement pas comme activité principale la défense d’intérêts, ni la redistribution d’argent (comme c’est le cas, par exemple, de beaucoup de fondations), mais elles sont directement impliquées, d’une manière continue, dans la production de biens et l’offre de services aux personnes. L’activité productive représente donc la raison d’être – ou l’une des principales raisons d’être – des entreprises sociales.

b) Un degré élevé d’autonomie

Les entreprises sociales sont créées par un groupe de personnes, sur la base d’un projet propre à ces personnes, et elles sont contrôlées par ces personnes. Elles peuvent dépendre de subsides publics mais ne sont pas dirigées, que ce soit directement ou indirectement, par des autorités publiques ou d’autres organisations (fédérations, entreprises privées,…). Elles ont le droit tant de faire entendre leur voix (« voice ») que de mettre un terme à leurs activités (« exit »).

c) Un niveau significatif de prise de risque économique

Les créateurs d’une entreprise sociale assument totalement ou partiellement le risque qui y est inhérent. A l’inverse de la plupart des institutions publiques, leur viabilité financière dépend des efforts consentis par leurs membres et par leurs travailleurs pour assurer à l’entreprise des ressources suffisantes.

d) Un niveau minimum d’emploi rémunéré

Tout comme les organisations non-profit traditionnelles, les entreprises sociales peuvent faire appel à des ressources tant monétaires que non-monétaires, et à des travailleurs rémunérés comme à des volontaires. Cependant, l’activité de l’entreprise sociale requiert un niveau minimum d’emploi rémunéré.

Pour refléter la dimension sociale des initiatives, cinq indicateurs ont été retenus :

i) Une initiative émanant d’un groupe de citoyens

Les entreprises sociales résultent d’une dynamique collective impliquant des personnes qui appartiennent à une communauté ou à un groupe qui partage un besoin ou un objectif bien défini ; cette dimension doit être maintenue dans le temps d’une manière ou d’une autre.

ii) Un pouvoir de décision non basé sur la détention de capital

Ce critère renvoie généralement au principe « un membre, une voix », ou tout au moins à un processus de décision dans lequel les droits de vote au sein de l’assemblée détenant le pouvoir de décision ultime ne sont pas répartis en fonction d’éventuelles participations au capital. En outre, si les propriétaires du capital social sont importants, le pouvoir de décision est généralement partagé avec d’autres acteurs.

iii) Une dynamique participative, impliquant différentes parties concernées par l’activité

La représentation et la participation des usagers ou des clients, l’exercice d’un pouvoir de décision par diverses parties prenantes au projet et une gestion participative constituent souvent des caractéristiques importantes des entreprises sociales. Dans bon nombre de cas, l’un des objectifs des entreprises sociales est de promouvoir la démocratie au niveau local par le biais de l’activité économique.

iv) Une limitation de la distribution des bénéfices

Si les entreprises sociales peuvent être des organisations caractérisées par une obligation absolue de non-distribution des bénéfices, elles peuvent aussi être des organisations qui, comme les coopératives dans certains pays, ont le droit de distribuer des bénéfices, mais de manière limitée – ce qui permet d’éviter un comportement visant à la maximisation du profit.

v) Un objectif explicite de service à la communauté

L’un des principaux objectifs des entreprises sociales est le service à la communauté ou à un groupe spécifique de personnes. Dans la même perspective, une caractéristique des entreprises sociales est constituée par leur volonté de promouvoir le sens de la responsabilité sociale au niveau local.

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[1] Cette contribution aux rencontres-débats de l’Institut Polanyi France est une ébauche d’actualisation de la note réalisée, il y a dix ans, avec le concours de la Délégation interministérielle à l’innovation sociale et à l’économie sociale [Clément, Gardin, 1999], disponible sur www.karlpolanyi.org. Elle s’appuie largement sur le travail mené avec le réseau européen de recherche Emes, Emergence de l’entreprise sociale, www.emes.net.

[2] Selon les termes du décret du 15 décembre 1981 qui introduit dans le droit français l’expression « économie sociale » en créant la Délégation à l’économie sociale (Vienney, 1994).

[3] Cf. www.ashoka.fr

[4] Entreprises d’insertion françaises, entreprises insérantes belges ou finlandaises, coopératives sociales italiennes, coopératives de travail associées espagnoles, entreprises de communautés locales allemandes (ex-entreprises alternatives), entreprises communautaires irlandaises ou écossaises (Community Business), entreprises intermédiaires britanniques (Intermediate Labour Markets Organisation), entreprises d’insertion portugaises, coopératives de services sociaux suédoises, entreprises communautaires autrichiennes, entreprises commerciales à finalité sociale aux Etats-Unis (Community based Business, Community Wealth Enterprises), mouvement communautaire québecquois, groupes communautaires néo-zélandais, coopératives mexicaines…

[5] On trouvera sur le site www.emes.net de nombreux working papers présentant les réalités de l’entreprise sociale dans les pays européens ; à noter notamment celui consacré à l’actualité de l’entreprise sociale en Europe [Defourny, Nyssens, 2008].

[6] Tendances à un rabattement sur un fonctionnement d’entreprise privée ou de service public. Sur la notion d’isomorphisme institutionnel, [Enjolras, 1996 ; Di Maggio, Powell, 1993].

[7] Selon le Department of Trade Industry : « Une entreprise sociale est une activité commerciale (business) ayant essentiellement des objectifs sociaux et dont les surplus sont principalement réinvestis en fonction de ces finalités dans cette activité ou dans la communauté, plutôt que d’être guidés par le besoin de maximiser les profits pour des actionnaires ou des propriétaires ».

[8] Cette partie puise dans les analyses développées dans [Burruni, Gardin, Laville, 1996].

[9] Sur ce point, on pourra fort utilement se référer à la contribution de F. Espagne [1999], qui fait le point sur cette question, en mettant en perspective les réflexions françaises avec les exemples de la Belgique, de l’Espagne, de l’Italie et du Portugal.

Laurent Gardin est maître de conférences en sociologie à l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, chercheur à Réseau 21, Institut du développement et de la prospective et au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise, CNRS-Cnam). Il est l’auteur de Les initiatives solidaires, la réciprocité face au marché et à l’Etat, Ramonville Saint-Agne : Editions Eres, 2006.

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