Capitalisme contre démocratie

Écrit par Thomas Coutrot

Contrairement à l’idée dominante que la convergence entre capitalisme, libéralisme et démocratie serait inéluctable et souhaitable, Thomas Coutrot montre que leurs relations ne cessent d’être contradictoires et délétères : tandis que le capitalisme des monopoles contredit l’idéal concurrentiel, le libéralisme économique sape le libéralisme politique, et la démocratie formelle va dérivant loin de la démocratie substantielle, qui signifie l’exercice effectif de la souveraineté populaire.


La démocratie capitaliste libérale constituerait la forme supérieure et définitive de l’organisation des sociétés humaines. Telle est la doxa qui s’est imposée à l’échelle mondiale après la chute de l’URSS. Cette « pensée unique » postule la convergence inéluctable entre des principes d’organisation de l’économie (le capitalisme), de l’État (le libéralisme) et de la souveraineté (la démocratie). Ses arguments sont bien connus : la liberté d’entreprendre, la libre concurrence et le libre marché, bref, le capitalisme, sont des aspects intangibles de la liberté humaine. La démocratie est le seul mode de gouvernement qui suppose et développe la liberté des citoyens. Elle n’est enfin que l’application au marché politique des lois du capitalisme : libre choix du consommateur-électeur, libre concurrence, loi de l’offre et de la demande… La synergie entre capitalisme, libéralisme et démocratie fait du modèle occidental la « fin de l’Histoire » et le destine à gagner l’ensemble de la planète du fait de son dynamisme économique sans équivalent (version Francis Fukuyama) ou à susciter la haine et l’envie des autres « civilisations » (version Samuel Huntington).

Le recul quasi général de la participation électorale, la montée du populisme de droite, l’effritement des solidarités sociales, le recul des libertés civiles depuis le 11 septembre 2001, pourraient avoir fissuré ce bel édifice idéologique. Mais, aussi fragilisé soit-il dans la réalité, le modèle de la démocratie capitaliste libérale conserve son hégémonie intellectuelle.

Pourtant la supériorité prétendue de la démocratie capitaliste libérale repose sur des fondations théoriques particulièrement précaires. Dans le discours dominant, capitalisme, libéralisme et démocratie sont devenus des synonymes quasiment interchangeables. En réalité ces trois concepts ont des histoires et des significations très différentes. Leurs rapports mutuels sont traversés de graves tensions dont l’exacerbation éclaire l’actuelle crise de la démocratie.

Les rapports ambigus du capitalisme et du libéralisme

On connaît les deux visages du libéralisme. Sa face politique – liberté d’expression, d’association, de presse ou de religion – est séduisante et fait quasiment l’unanimité, même si elle passe sous silence que ces droits « libéraux » sont devenus réalité grâce aux luttes sociales. Sa face économique est plus controversée : les vertus du laissez-faire, de la main invisible du marché, le caractère sacré de la propriété privée, sont des croyances certes ancrées dans l’idéologie dominante mais aucunement consensuelles.

Malgré l’apparente aversion du libéralisme politique pour la concentration du pouvoir économique, « qui est à la société économique ce que le despotisme est à la société politique » selon Adam Smith, le capital n’a cessé de se concentrer. Marx a décrit mieux que quiconque cette tendance inexorable qui ne s’est pas interrompue une seconde depuis son époque. Le « capitalisme réellement existant » ne vit que par et pour la concentration et les rentes de monopole. Par le jeu incessant des fusions-acquisitions, sous la pression de la finance, grande amatrice de positions dominantes, le monopoly mondial s’accélère aussi, reconstituant à l’échelle globale les oligopoles un moment déstabilisés par la concurrence. Le libéralisme économique accélère la concentration capitaliste et renforce les féodalités de l’argent. Il sape par là même les bases du libéralisme politique, l’égalité des citoyens devant la loi et la chose publique. La tendance séculaire à la concentration du capital rend sans cesse plus aiguë la contradiction entre les droits des citoyens et ceux des propriétaires, aujourd’hui les actionnaires et leurs chargés de pouvoir. Qu’on pense par exemple à la concentration dans le secteur des médias et de l’édition, ou aux pressions que les transnationales font peser sur les décideurs politiques.

Cette aporie du libéralisme, qui semble condamné à s’autodétruire, renvoie à la contradiction entre libéralisme politique et libéralisme économique. « Le libéralisme conçoit l’État comme État de droit autant que comme État minimal » (Norberto Bobbio, Libéralisme et démocratie, Cerf, 1996). L’État de droit est supposé protéger le citoyen de la violence et de l’arbitraire. Mais l’État minimal laisse les propriétaires du capital accumuler des pouvoirs illimités ; en même temps, pour les protéger des protestations des opprimés, il use de son monopole de la violence légitime, selon la définition que Max Weber donnait de l’État. Quand les inégalités s’accroissent et quand l’insécurité se répand, l’État minimal devient autoritaire et commence à mettre à mal l’État de droit : en France les réformes « Sarkozy » de 2003-2006, aux États-Unis le Patriot Act ou Guantanamo… L’état de guerre permanent devient le meilleur argument électoral, pour Bush, Poutine et leurs nombreux émules.

Capitalisme et démocratie : mariage tumultueux ou divorce consommé ?

Les rapports entre capitalisme et démocratie sont eux aussi conflictuels. Tocqueville s’inquiétait de cette contradiction : « Pense-t-on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches ? ». Le sociologue américain Robert Dahl parle de « mariage tumultueux » pour décrire les rapports du capitalisme et de la démocratie. Si tumultueux que le divorce a souvent été prononcé : le fascisme, le nazisme, le franquisme et bien d’autres régimes autoritaires ont été instaurés pour sauver le capitalisme en sacrifiant la démocratie…

Après la Seconde Guerre mondiale, les luttes sociales imposent le compromis keynésien – l’État-providence – dans bien des nations occidentales : les substantielles concessions faites au plus grand nombre permettent de redonner une légitimation à un capitalisme aux abois. Mais la crise et l’offensive néolibérale mettent fin à cette alliance éphémère entre démocratie et capitalisme, reconduisant la profonde division…

La mondialisation néolibérale finit par vider les institutions démocratiques de leur substance, n’en conservant que la forme. La mobilité du capital lui donne un pouvoir coercitif sans équivalent. Si les politiques d’un gouvernement ne satisfont pas les exigences des investisseurs, ces derniers le sanctionnent immédiatement en retirant leurs capitaux. Le développement du chômage finit par démoraliser les couches populaires et convaincre les électeurs de consentir sans violence aux mesures exigées : réduction des dépenses publiques, lutte prioritaire contre l’inflation, privatisation des services publics, flexibilité des contrats et du travail… La constitutionnalisation des politiques néo-libérales, sanctuarisant les intérêts de la finance au dessus du politique, s’inscrit dans les traités internationaux, dans les statuts des Banques centrales « indépendantes », dans les autorités « indépendantes » de régulation…

Démocratie ou libéralisme

Cette tension entre capitalisme et démocratie apparaît ainsi irréductible et en voie d’aggravation. La démocratie est elle aussi un concept à deux visages. Comme le capitalisme des monopoles contredit l’idéal concurrentiel, comme le libéralisme économique sape le libéralisme politique, la démocratie formelle va dérivant loin de la démocratie substantielle, qui signifie l’exercice effectif de la souveraineté populaire.

Car, selon Bobbio, le terme de démocratie recouvre au moins deux concepts distincts : d’une part, la « démocratie formelle » qui consiste dans le respect des règles – suffrage universel, droits civiques et politiques…- visant à ce que « le pouvoir fasse l’objet d’une distribution touchant la majorité des citoyens » ; d’autre part, la « démocratie substantielle » fondée sur l’idéal d’égalité et de participation des citoyens aux décisions collectives. La démocratie formelle est une condition absolument nécessaire, mais pas suffisante : la démocratie substantielle exige aussi une certaine égalité des conditions économiques, des capacités réelles de compréhension et d’intervention des citoyens.

La différence de point de vue entre libéralisme et démocratie est claire : les libéraux sont partisans d’un État qui gouverne le moins possible et assure la sécurité. La démocratie formelle leur suffit. Les démocrates veulent un état où le gouvernement soit le plus possible entre les mains des citoyens, et revendiquent la démocratie substantielle.

Dans la mondialisation actuelle, coexistent une extension géographique inédite des procédures démocratiques et une explosion des injustices sociales. Avec la dérégulation et les privatisations, les capacités d’action des dominants creusent l’écart avec celles des dominés. D’un côté la démocratie formelle progresse, et cela contribue indiscutablement à la légitimité du système ; mais de l’autre la capacité effective des dominés à se faire entendre recule, ce qui affaiblit la démocratie substantielle. Il y a une étroite cohérence entre ce recul de la capacité d’action des dominés et l’indifférence (au mieux) des politiques publiques à la question des inégalités. Car seule la démocratie substantielle produit des orientations politiques qui reflètent la volonté bien informée de la majorité de la population. Elle seule peut garantir que les orientations retenues seront justes aux yeux de cette population.

Sortir du libéralisme par le haut

Les grands penseurs modernes de la démocratie étaient assez lucides sur les contradictions entre capitalisme et démocratie. Qu’auraient-ils dit alors s’ils avaient pu voir à quel point la mondialisation néolibérale aggrave ces tensions ! Certains ne sont pas loin d’envisager des alternatives non capitalistes plus compatibles avec la démocratie. Ainsi John Rawls, un des plus importants penseurs libéraux de notre époque, juge conforme à sa Théorie de la justice un « régime socialiste libéral », où « les moyens de production sont propriété publique et les entreprises dirigées par des conseils ouvriers ». Autrement dit, un socialisme démocratique autogestionnaire, où les décisions économiques n’échapperaient plus à l’emprise de la délibération démocratique.

Plus que des raisons théoriques bien fondées, c’est à mon sens le recul de la critique anticapitaliste jusqu’à la fin du XXème siècle qui explique l’actuel discrédit politique de la perspective autogestionnaire. Pendant des décennies de guerre froide, l’opposition frontale entre libéralisme et communisme a limité l’espace vital de la pensée socialiste démocratique. L’alternative entre dictature du marché ou dictature du parti unique n’a pu être dépassée. Pourtant, au lieu du triangle incohérent capitalisme-libéralisme-démocratie, on peut identifier deux figures assez cohérentes : un « triangle néolibéral » (capitalisme de monopoles – libéralisme économique – démocratie formelle), auquel pourrait s’opposer un « triangle post-libéral » (socialisme autogestionnaire – libéralisme politique – démocratie substantielle). Dans le premier triangle, le libéralisme impulse la concentration et l’interpénétration des pouvoirs économiques et politiques ; la démocratie formelle légitime le tout, s’appuyant sur la démobilisation populaire, la manipulation médiatique et la logique sécuritaire. Dans le second, la répartition égalitaire des pouvoirs économiques et politiques s’appuie sur et renforce les libertés positives, à travers la participation directe des citoyens aux affaires de l’économie et de l’Etat.

Eric Olin Wright (« Taking the social in socialism seriously ») définit le socialisme démocratique comme un ordre social où la société civile contrôle démocratiquement l’Etat et l’économie. Le développement du mouvement altermondialiste exprime la réaction de la société civile aux menaces de plus en plus graves que la logique du capital financier fait peser sur les droits civils et sociaux, la démocratie, l’environnement, la paix… Faits nouveaux : la convergence inédite de mouvements sociaux classistes (les syndicats) et non classistes (les ONG) ; le caractère d’emblée international, voire mondial, de l’alliance qui se dessine. Ce mouvement refuse la marchandisation systématique des activités humaines, et exige que les populations et leurs représentants élus puissent maîtriser les grands choix économiques, sociaux et écologiques, aujourd’hui pris dans des enceintes privées ou « indépendantes ». Il apparaît aujourd’hui porteur d’exigences fortes de contrôle citoyen sur l’Etat et sur l’économie : les mobilisations sociales contre l’OMC, le G8 ou le FMI, le développement des formes de démocratie participative, le harcèlement des transnationales (Nike, Monsanto, Total…) par les ONG, les mouvements de commerce équitable et de consommation responsable, l’essor de l’économie solidaire, tous ces traits saillants du mouvement social signalent l’exigence d’un renouveau profond de la démocratie et de son extension à des domaines qui lui échappent encore. Dans la vie économique, en particulier en France, l’opinion publique manifeste régulièrement sa désapprobation massive de la gestion néo-libérale des entreprises, qui précarise, licencie et délocalise en fonction du seul critère de la rentabilité financière. Les citoyens veulent pouvoir peser sur les décisions majeures concernant la production, les conditions de travail et de rémunération, l’emploi, les relations de travail, etc. A l’inverse des politiques de privatisation et de déréglementation, la maîtrise collective du développement économique devient aussi un enjeu majeur avec l’aggravation de la crise écologique globale. L’extension du champ d’action de la démocratie, sa revitalisation par le développement de la participation populaire à tous les niveaux, constituent à la fois la finalité majeure et le moyen d’action privilégié du mouvement social. A terme, ce mouvement devra reposer la question du socialisme autogestionnaire comme le prolongement du processus de démocratisation des sociétés modernes engagé par le libéralisme et les Lumières.

Thomas Coutrot est économiste et statisticien.

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